PREMIERE PARTIE

1

J e serre la flasque au creux de mes mains, même si la chaleur du thé s'est dissipée depuis longtemps dans l'air glacé. J'ai les muscles raidis par le froid. Si une meute de chiens sauvages me tombait dessus en cet instant, il y aurait peu de chances que je réussisse à grimper à temps dans un arbre. Je ferais mieux de me lever, de marcher un peu, de me dégourdir les jambes. Mais je reste immobile, assise sur cette pierre, face à l'aube qui éclaire peu à peu la forêt. On ne peut pas lutter contre le cycle du soleil. Je me contente de l'observer, impuissante, tandis qu'il me précipite dans une journée que j'appréhende depuis des mois.

À midi, tout le monde débarquera chez moi, au Village des vainqueurs. Journalistes et cameramen seront venus en force du Capitole. Il y aura même Effie Trinket, mon ancienne hôtesse. Je me demande si elle aura toujours la même perruque rose, ou si elle aura choisi une autre couleur tout aussi ridicule pour notre Tournée de la victoire. De nombreuses personnes m'attendront également : du personnel qui sera aux petits soins pendant toute la durée du voyage, une équipe de préparation pour me pomponner lors de mes apparitions publiques ; et mon styliste et ami, Cinna, le créateur de ces tenues à couper le souffle qui m'ont tout de suite valu l'attention du public dans les Hunger Games.

Si cela ne tenait qu'à moi, j'essaierais d'oublier complètement les Jeux. Je n'en parlerais plus jamais. Comme si tout cela n'avait été qu'un mauvais rêve. Mais c'est impossible, à cause de la Tournée de la victoire, qui se déroule, traditionnellement, à mi—chemin entre deux éditions des Jeux. C'est une manière pour le Capitole de raviver et d'alimenter l'horreur des Hunger Games au sein des districts. Non seulement ils se rappellent à nous chaque année, mais on nous oblige en plus à célébrer l'événement. Et cette fois—ci, je suis la reine de la fête. Je vais devoir voyager d'un district à l'autre, recevoir les acclamations des foules secrètement hostiles, contempler le visage des familles dont j'ai tué les enfants...

Comme le soleil persiste à monter dans le ciel, je décide de me lever enfin. Toutes mes articulations protestent. Ma jambe gauche est restée engourdie si longtemps que la circulation sanguine met plusieurs minutes à se rétablir. Je suis dans les bois depuis trois heures, mais faute d'avoir vraiment chassé, je risque de rentrer bredouille. Cela n'a plus d'importance pour ma mère ni pour ma petite sœur, Prim. Elles ont les moyens d'acheter de la viande chez le boucher, à présent, même si nous aimons toujours autant le gibier. Mais mon ami Gale Hawthorne et sa famille ont besoin de se nourrir. Pas question de les laisser tomber. J'entame le circuit d'une demi—heure le long de notre ligne de collets. Quand nous étions à l'école, nous consacrions nos après—midi à chasser, a relever nos pièges et a cueillir des fruits ; et il nous restait encore assez de temps pour rentrer faire un peu de troc en ville. Mais maintenant que Gale travaille dans les mines de charbon, et que je n'ai rien d'autre à faire de mes journées, je m'en charge seule.

À cette heure—ci, Gale a sans doute déjà pointé à la mine. Après être descendu dans les profondeurs de la terre à bord d'un ascenseur vertigineux, il doit piocher dans une veine de charbon. Je sais à quoi ressemble une journée, là—dessous. Chaque année, avec l'école, notre classe venait visiter les mines. Gamine, je trouvais ça désagréable, sans plus : les galeries suffocantes, l'air rance, l'obscurité poisseuse... Mais, après la mort de mon père et de plusieurs autres mineurs dans un coup de grisou, je ne voulais même plus monter dans l'ascenseur. La visite annuelle devenait une source d'anxiété abominable. Deux fois, je me suis rendue malade au point que ma mère m'a gardée à la maison, persuadée que j'avais attrapé la grippe.

Je pense à Gale, qui n'est heureux que dans la forêt, avec de l'air frais, du soleil et de l'eau pure. Je ne sais pas comment il fait pour tenir le coup. Enfin... si, je sais. Il serre les dents, parce que c'est la seule manière de nourrir sa mère, ses deux jeunes frères et sa petite sœur. Dire qu'aujourd'hui j'ai de l'argent à la pelle, largement de quoi faire vivre nos deux familles, et qu'il refuse la moindre pièce ! Il rechigne même à accepter la viande que je leur apporte. Pourtant, il aurait sûrement subvenu aux besoins de ma mère et de Prim, si j'étais morte au cours des Jeux. Je lui raconte que je fais ça pour moi, que je deviendrais cinglée à rester assise toute la journée sans rien faire. Néanmoins, je m'arrange toujours pour passer déposer le gibier en son absence. Ce qui n'est pas bien difficile vu qu'il travaille douze heures par jour.

Je ne le vois que les dimanches, quand nous nous retrouvons dans la forêt pour chasser ensemble. Ça reste pour moi le meilleur jour de la semaine, même si ce n'est plus comme avant, à l'époque on se disait tout. Même ça, les Jeux l'ont gâché. J'espère qu'avec le temps on pourra retrouver notre complicité d'autrefois, mais, au fond de moi, je sais bien que ça n'arrivera pas. On ne revient jamais en arrière.

Ma tournée des collets est fructueuse : je ramasse huit lapins, deux écureuils, et un castor qui s'est empêtré dans une nasse en fil de fer confectionnée par Gale. Gale est le roi des pièges. Il les accroche à des branches repliées qui, quand elles se détendent, hissent le gibier hors de portée des prédateurs ; il sait disposer des rondins en équilibre sur des baguettes fragiles qui se brisent au moindre frôlement, ou tisser des paniers sans issue dans lesquels les poissons viennent se prendre. Je relève les pièges l'un après l'autre, en les retendant avec soin. Je sais que je n'aurai jamais son œil, son instinct pour deviner avec précision le passage du gibier. C'est plus que de l'expérience. Il a un véritable don. Comme celui qui me permet d'abattre mes proies d'une seule flèche, dans une obscurité quasi complète.

Le temps que je regagne le grillage qui entoure le district Douze, le soleil est déjà haut. Comme toujours, je prends un moment pour écouter, mais on n'entend aucun bourdonnement électrique dans les maillons. Ce n'est pratiquement jamais le cas, même si le grillage est censé rester sous tension en permanence. Je me faufile par—dessous et je me retrouve dans le Pré, à quelques pas de mon ancienne maison. Nous avons pu la conserver, car, officiellement, c'est toujours là qu'habitent ma mère et ma sœur. Si je mourais aujourd'hui, elles seraient obligées d'y retourner. Mais pour l'instant elles profitent de ma nouvelle maison au Village des vainqueurs, et je suis la seule à me servir de cette minuscule bicoque où j'ai grandi. Il n'y a que là que je me sente vraiment chez moi.

Je m'y rends pour me changer. Troquer le vieux blouson en cuir de mon père contre une veste de laine fine un peu trop serrée aux entournures. Enlever mes bottes de chasse assouplies par les ans pour enfiler une coûteuse paire de chaussures, que ma mère juge plus appropriée à mon statut. J'ai déjà caché mon arc et mes flèches dans un tronc creux de la forêt. Bien que je ne sois pas en avance, je m'attarde quelques minutes dans la cuisine. Avec son poêle éteint et sa table sans nappe, l'endroit a l'air abandonné. Je regrette un peu notre ancienne vie. Nous avions du mal à joindre les deux bouts, mais au moins je savais qui j'étais, je me sentais à ma place. Avec le recul, j'étais beaucoup plus en sécurité qu'aujourd'hui, où je suis riche, célèbre et haïe par les autorités du Capitole.

Un miaulement à la porte de derrière me fait sursauter. Je vais ouvrir à Buttercup, le vieux matou de Prim. Il déteste presque autant que moi notre nouvelle maison. Dès que ma sœur part à l'école, il en profite pour se sauver. Nous qui n'avons jamais été fous l'un de l'autre, voilà qui nous rapproche. Je le laisse entrer, je lui tends un bout de lard de castor, je le caresse même un moment entre les oreilles.

— Tu es vraiment vilain, tu sais ? Dis-je. (Buttercup quémande encore quelques caresses, mais il faut qu'on parte.) Allez, amène—toi.

Je l'attrape sous le ventre, saisis ma gibecière et sors de la maison. Le chat m'échappe et disparaît sous un buisson.

Mes chaussures me font mal aux pieds tandis que je m'éloigne le long de la rue charbonneuse. En coupant par les ruelles et les arrière—cours, j'arrive chez Gale en quelques minutes. Sa mère, Hazelle, m'aperçoit par la fenêtre. Elle est penchée au-dessus de l'évier de la cuisine. Elle s'essuie les mains sur son tablier et vient m'ouvrir la porte.

J'aime bien Hazelle. J'ai du respect pour elle. Le coup de grisou qui a emporté mon père a également tué son mari, la laissant seule avec trois garçons et une petite fille à naître. Moins d'une semaine après son accouchement, elle était dehors à chercher du travail. Hors de question qu'elle aille à la mine avec un bébé. Elle a convaincu certains commerçants fortunés de lui confier leur lessive. À quatorze ans, Gale, l'aîné de ses fils, est devenu le principal soutien de la famille. Il avait pris des tesserae, qui leur rapportaient un peu de blé et d'huile en échange d'inscriptions supplémentaires au tirage au sort de la Moisson. Sans compter qu'à l'époque c'était déjà un excellent chasseur. Mais tout ça n'aurait pas suffi à Eure vivre une famille de cinq personnes si Hazelle n'avait pas résolu de s'user les doigts jusqu'à l'os sur sa planche à laver. En hiver, ses mains devenaient tellement rouges et gercées qu'elles saignaient à la moindre occasion. Ce serait encore le cas, d'ailleurs, sans la pommade que lui prépare ma mère. Hazelle et Gale se sont juré que les enfants Rory, douze ans, Vick, dix ans, et la petite Posy de quatre ans ne prendraient jamais aucun fessera.

Hazelle sourit devant mon tableau de chasse. Elle empoigne le castor par la queue.

Ça va faire un bon ragoût.

Contrairement à Gale, notre arrangement ne lui pose aucun problème.

  Et la fourrure est intacte, dis-je.

Je trouve agréable de me trouver avec Hazelle. De discuter des qualités de mon gibier, comme nous l'avons toujours fait. Elle me sert un bol de tisane brûlante, sur lequel je réchauffe avec reconnaissance mes doigts gelés. Vous savez, à mon retour de Tournée, je me disais—que je pourrais emmener Rory avec moi quelquefois. Après l'école. Pour lui apprendre à tirer.

Hazelle hoche la tête.

— Ce serait bien. Gale avait l'intention de le faire, mais il n'a que ses dimanches et je crois qu'il préfère te les réserver.

Je ne peux m'empêcher de rougir. C'est absurde, bien sûr. Hazelle me connaît mieux que personne. Elle sait parfaitement ce que je partage avec Gale. Je suis sûre que tout le monde nous imaginait déjà mariés, lui et moi, même si l'idée ne m'avait jamais effleurée. Mais c'était avant les Jeux. Avant que mon partenaire, Peeta Mellark, annonce qu'il était fou de moi. Notre relation est devenue un élément—clé de notre stratégie de survie dans l'arène. Sauf qu'il ne s'agissait pas uniquement de stratégie pour Peeta. En ce qui me concerne, c'est plus compliqué. Je sais seulement que Gale a eu du mal à encaisser la nouvelle. À l'idée que, pendant la Tournée de la victoire, Peeta et moi allons devoir recommencer à jouer les amoureux, j'ai la gorge qui se noue.

Je termine ma tisane et me lève de table.

       Je ferais mieux d'y aller. Je dois encore me faire belle pour les caméras.

Hazelle me serre dans ses bras.

Profite de la nourriture.

Comptez sur moi.

Mon étape suivante est la Plaque, j'avais l'habitude de revendre le gros de ma récolte. C'est un ancien entrepôt de charbon désaffecté depuis des années. Toutes sortes de commerces illégaux y ont fleuri, donnant naissance à un véritable marché noir. Vu les malfrats qu'il attire, l'endroit est fait pour moi : le braconnage aux alentours du district Douze est passible de la peine de mort. Bien qu'on ne m'en parle jamais, j'ai une dette envers les habitués de la Plaque. Gale m'a raconté que Sae Boui-boui, la vieille marchande de soupe, a lancé une collecte pour nous aider Peeta et moi pendant les Jeux. Au départ, ça devait concerner seulement la Plaque, puis beaucoup de gens en ont entendu parler et ont tenu à apporter leur contribution. J'ignore combien elle a récolté exactement, mais je sais que, dans l'arène, le moindre don atteint un prix exorbitant. C'est donc en partie grâce à elle que j'ai réussi à survivre.

J'éprouve toujours une curieuse sensation à pousser la porte de l'entrepôt avec une gibecière vide, sans rien à négocier, et le poids de ma bourse pleine contre ma hanche. J'essaie de m'arrêter à tous les stands, de répartir mes achats de café, de petits pains, d'œufs, de fil ou d'huile. Dans la foulée, j'achète aussi trois bouteilles d'alcool blanc à une manchote du nom de Ripper, une victime d'un accident de mine qui a eu la jugeote de se reconvertir dans le commerce.

L'alcool n'est pas pour ma famille, mais pour Haymitch, qui nous a servi de mentor à Peeta et à moi au cours des Jeux. Il est acariâtre, brutal et, la plupart du temps, soûl comme un cochon. Mais il a tenu son rôle — et même mieux que ça —, car pour la première fois de l'histoire deux tributs ont pu gagner. Alors peu importe son caractère, j'ai une dette envers lui également, et pour toujours. Je pense à lui parce que, il y a quelques semaines, il est tombé à court d'alcool et n'a pu s'en procurer nulle part. Je l'ai vu en manque. Il tremblait, il hurlait de terreur devant des monstres invisibles. Il a flanqué la frousse à Prim et franchement, ce n'était pas drôle pour moi non plus de le découvrir dans cet état. Alors, depuis, je me constitue une petite réserve en prévision de la prochaine pénurie.

Cray, notre chef des Pacificateurs, fronce les sourcils en me voyant avec mes bouteilles. C’est un homme entre deux âges, avec quelques mèches grisonnantes plaquées sur le coté de son visage rougeaud.

— Ce truc est trop fort pour toi, petite. Il sait de quoi il parle. Hormis Haymitch, Cray est le pire ivrogne que je connaisse.

— Oh, c'est pour ma mère, dis-je avec indifférence. Pour ses remèdes.

— C'est sûr que ce truc t'élimine n'importe quel microbe, admet-il, avant de poser à son tour une pièce sur l'étal.

En arrivant au stand de Sae Boui-boui, je me hisse sur le comptoir et lui commande un bol de soupe. On dirait un mélange de courge et de fayots. Un Pacificateur du nom de Darius vient s'en acheter un bol lui aussi, pendant que je mange. Il est l'un de mes préférés. Pas le genre à rouler des mécaniques, toujours prêt à plaisanter. Il doit avoir une vingtaine d'années mais ne paraît pas vraiment plus vieux que moi. Un je-ne-sais-quoi, dans son sourire, dans ses cheveux roux en bataille, lui donne une allure presque enfantine.

— Tu n'as pas un train à prendre ? me demande-t-il.

— Si. On passe me chercher à midi.

— Tu vas vraiment y aller comme ça ? Sans rien, sans même un ruban dans tes cheveux ?

Il donne une pichenette sur ma natte. Je repousse sa main avec un sourire.

— Ne vous en faites pas. Quand ils en auront fini avec moi, je serai méconnaissable.

— Bien, approuve-t-il. Pas question de faire honte au district, mademoiselle Everdeen. D'accord ?

Il secoue la tête avec une commisération feinte, puis part rejoindre ses amis.

— Vous penserez à me rapporter ce bol, lui lance Sae Boui-boui en rigolant.

Elle se tourne vers moi.

—Gale t'accompagne à la gare ?

— Non, il ne figure pas sur la liste. Mais je l'ai vu dimanche.

— Tiens ? Je croyais qu'on l'aurait inscrit automatiquement. Vu que c'est ton cousin, me dit-elle avec un clin d'œil.

Encore un mensonge concocté par le Capitole. Voyant Peeta et moi rester parmi les huit derniers dans les Hunger Games, des journalistes sont venus tourner un reportage sur nous. Quand ils ont voulu rencontrer mes amis, tout le monde les a adressés à Gale. Mais ça ne convenait pas, ça ne cadrait pas avec la comédie romantique que je jouais dans l'arène. Gale était trop beau, trop viril, nullement disposé à sourire ni à se montrer aimable devant la caméra. Cela dit, c'est vrai qu'on a un air de famille. On voit qu'on vient de la Veine, tous les deux. Les cheveux bruns et raides, le teint mat, les yeux gris. Alors, un petit malin a crié sur tous les toits que Gale était mon cousin. Je l'ai appris à mon retour, sur le quai de la gare, quand ma mère m'a dit : « Ton cousin est très impatient de te revoir ! » Et j'ai vu Gale, Hazelle et tous les enfants qui m'attendaient. Je n'ai pas eu d'autre choix que de jouer le jeu.

Sae Boui-boui sait que nous n'avons aucun lien de parenté, mais d'autres, qui nous connaissent pourtant depuis des années, semblent l'avoir oublié.

— Vivement que tout ça se termine, je murmure.

— Je te comprends, compatit Sae Boui-boui. Mais tu ne peux pas y échapper. Autant ne pas te mettre en retard...

Une neige légère commence à tomber tandis que je prends la direction du Village des vainqueurs. Il se dresse à six cents mètres à peine de la grand-place, mais on dirait qu'il fait partie d'une autre planète. C'est un quartier distinct, bâti autour d'une pelouse verdoyante avec des massifs de fleurs. Il compte douze maisons, dix lois plus grandes que celle clans laquelle j'ai grandi. Neuf sont vides depuis toujours. Les trois autres sont occupées par Haymitch, Peeta, et moi.

Une atmosphère chaleureuse se dégage des maisons habitées par ma famille et par celle de Peeta. On voit de la lumière aux fenêtres, de la fumée sortir de la cheminée, des épis de maïs peints de couleurs vives accrochés à la Iu.ne en guise de décorations pour la fête des Récoltes. En revanche, malgré le travail des jardiniers, un sentiment d'abandon et de négligence suinte de la maison d'Haymitch. Je marque une courte pause sur son seuil, pour me préparer à ce qui m'attend, puis j'entre.

Je fronce aussitôt le nez de dégoût. Haymitch refuse de prendre une femme de ménage, et lui-même ne manie pas le balai bien souvent. Au fil des ans, la puanteur est devenue effroyable, un mélange d'alcool et de vomi, de chou bouilli, de viande brûlée, de linge sale et de crottes de souris. J'en ai les larmes aux yeux. Je marche sur des papiers d'emballage, des débris de verre et des os de poulet jusqu'à la pièce où je suis sûre de trouver Haymitch. Il est assis dans la cuisine, les bras en croix sur la table, le nez dans une flaque d'alcool, en train de ronfler.

Je lui secoue l'épaule.

— Debout ! Dis-je d'une voix puissante.

J'ai appris qu'il n'existe aucun moyen plus délicat de le réveiller. Ses ronflements s'interrompent, brièvement, avant de reprendre de plus belle. Je le secoue plus fort.

— Allez, Haymitch. C'est le jour de la Tournée ! J'ouvre la fenêtre à moitié bloquée et je respire l'air frais

à pleins poumons. Du bout du pied, je fouille parmi les détritus qui jonchent le sol. Je finis par dégager une cafetière en ferblanc, que je remplis à l'évier. Le poêle n'est pas complètement éteint ; à force de souffler sur les derniers charbons rougeoyants, je fais repartir la flamme. Je verse un peu de café dans le pot, de quoi préparer un breuvage à réveiller un mort, et je mets le tout à bouillir sur le poêle.

Haymitch ne s'est toujours pas réveillé. Découragée, je remplis une bassine d'eau froide et la lui renverse sur le crâne avant de m'écarter précipitamment. Un cri guttural lui échappe. Il se dresse d’un bond, envoie promener sa chaise d'un coup de pied et fend l'air devant lui avec sa lame. J'avais oublié qu'il s'endort toujours le couteau à la main. J'aurais dû le lui ôter, mais j'avais d'autres préoccupations. Lâchant un chapelet de jurons, il continue à brasser de l'air un moment, puis finit par reprendre ses esprits. Il s'essuie le visage avec sa manche et se tourne vers moi, perchée sur l'appui de la fenêtre, prête à m'enfuir au cas où.

— Qu'est-ce que tu fiches ici ? bredouille-t-il.

— Vous m'avez demandé de vous réveiller une heure avant l'arrivée des journalistes.

 — Hein ? 

— C'est vous qui avez insisté. Il semble retrouver la mémoire.

— Pourquoi suis-je tout mouillé ?

— Pas moyen de vous réveiller autrement, dis-je. Ecoutez, si c'est une nounou que vous vouliez, vous auriez dû demander à Peeta.

— Me demander quoi ?

Au seul son de sa voix, je sens toutes sortes d'émotions désagréables m'envahir — comme la culpabilité, la tristesse et la peur. Avec une pointe de désir. Je veux bien admettre qu'il y a un peu de ça aussi. Sauf que cet élan est largement noyé par tout le reste.

Je regarde Peeta marcher jusqu'à la table. Le soleil qui rentre par la fenêtre fait scintiller quelques flocons de neige dans ses cheveux blonds. Il est en pleine forme, sans rien de commun avec le garçon amaigri et brûlant de fièvre que j’ai connu dans l'arène. On remarque à peine qu'il boite. Il pose une grosse miche de pain frais sur la table et tend la main à Haymitch.

Te demander de me réveiller sans me refiler une pneumonie, grommelle Haymitch en lui donnant son couteau.

Notre ancien mentor arrache sa chemise sale, dévoilant un maillot de corps douteux, et se frotte le visage avec.

Peeta sourit. Il ramasse une bouteille par terre, verse un filet d'alcool sur la lame du couteau d'Haymitch et l'essuie soigneusement sur un pan de sa chemise. Puis il coupe le pain. Peeta est notre boulanger attitré. Moi, je chasse. Lui, il fait du pain. Et Haymitch boit. Chacun d'entre nous s'occupe à sa manière, pour effacer le souvenir des Jeux. Peeta tend le croûton à Haymitch et se tourne vers moi.

— Tu en veux un morceau ?

— Non merci, j'ai déjà mangé à la Plaque.

Je ne reconnais pas ma voix tellement elle est guindée. Comme chaque fois que je m'adresse à Peeta depuis que  les caméras ont cessé de filmer notre retour heureux et que nous avons pu reprendre le cours normal de nos vies.

— Pas de quoi, dit-il avec raideur.

Haymitch jette sa chemise en boule dans un coin.

— Brrr ! Il va falloir vous échauffer un peu avant le lever de rideau, tous les deux.

Il a raison, bien sûr. Le public s'attend à retrouver le couple d'amoureux qui a remporté les Hunger Games. Et non deux étrangers qui peuvent à peine se regarder en face. Mais tout ce que je trouve à dire, c'est :

— Vous devriez prendre un bain, Haymitch. Puis je balance mes jambes par—dessus le rebord de la fenêtre, me laisse tomber à l'extérieur et me dirige vers chez moi, de l'autre côté de la pelouse.

La neige commence à tenir, je laisse une série d'empreintes derrière moi. Parvenue à la porte, je prends le temps de m'essuyer les pieds avant d'entrer. Ma mère a travaillé jour et nuit pour rendre la maison impeccable en prévision du tournage. Ce n'est pas le moment de salir son parquet. A peine ai-je posé le pied à l'intérieur qu'elle se précipite à ma rencontre, et me retient par le bras.

— Ne t'inquiète pas, je me déchausse, Dis-je en enlevant mes chaussures sur le paillasson.

Ma mère lâche un drôle de petit rire avant de me débarrasser de ma gibecière remplie de provisions.

— Bah, ce n'est que de la neige. Tu as fait une bonne promenade ?

— Une promenade ?

Elle sait pourtant que j'ai passé une partie de la nuit dans la forêt. C'est alors que j'aperçois l'homme debout dans l'embrasure de la porte de la cuisine. Un seul coup d'œil à son costume fait sur mesure, à ses traits ciselés par la chirurgie, m'indique qu'il est du Capitole. Il y a un problème.

— j'ai failli me rompre le cou. C'est une vraie patinoire, dehors.

— Tu as de la visite, m'annonce ma mère.

Son visage est livide, et sa voix trahit une anxiété mal dissimulée. Je fais mine de ne rien remarquer.

— Je croyais qu'ils n'arrivaient pas avant midi ? Est-ce que Cinna est venu en avance pour m'aider à me préparer ?

— Non, Katniss, c'est… commence ma mère.

— Par ici, s'il vous plaît, mademoiselle Everdeen, l'interrompt l'homme.

Il me fait signe de le précéder dans le couloir. C'est un peu curieux de se faire commander comme ça chez soi, mais je préfère garder mes commentaires pour moi.

Au passage, j'adresse un sourire rassurant à ma mère. Ne t'inquiète pas. Probablement des instructions de dernière minute pour la Tournée.

On m'a déjà envoyé toutes sortes de documents concernant notre itinéraire, ainsi que le protocole à respecter dans chaque district. Mais tout en me dirigeant vers la porte du bureau, que je vois fermée pour la première fois, je sens mon esprit s'emballer. « Qui est là ? Que me veut-on ? Pourquoi ma mère est—elle aussi pâle ? »

— Entrez, me dit l'homme du Capitole, qui m'a suivie dans le couloir.

Je tourne la poignée en laiton et j'entre. Mes narines hument des senteurs contradictoires de rose et de sang. Un petit homme aux cheveux blancs, à l'allure vaguement familière, est penché sur un livre. Il lève un doigt, comme pour dire : « Accorde-moi une minute. » Puis il se retourne vers moi, et je me fige sur place. 

 

Je reste pétrifiée sous le regard de serpent du président Snow.

 

 

 

2

Dans mon esprit, le président Snow figurait devant des colonnes de marbre encadrées de drapeaux géants. Le voir ainsi, dans un endroit qui m'est familier, me donne le tournis. Comme si j'avais soulevé le couvercle de la marmite pour y trouver une vipère à la place d'un ragoût.

Que peut-il bien fabriquer ici ? Je me repasse mentalement les premiers jours des autres Tournées de la victoire. Je me souviens d'y avoir vu les vainqueurs avec leurs mentors, leurs stylistes. Parfois, certains hauts responsables du gouvernement font une apparition. Mais jamais le président Snow. Il se montre lors des cérémonies au Capitole. Point.

Qu'il ait fait le déplacement depuis la capitale ne peut vouloir dire qu'une seule chose : j'ai de sérieux ennuis. Et ma famille aussi, par voie de conséquence. Je frissonne en songeant à ma mère et à ma sœur, à côté, si près de cet homme qui me méprise. Qui me méprisera toujours. Parce que je suis sortie victorieuse de ses Jeux sadiques, j'ai fait perdre la face au Capitole et, par là même, sapé son autorité.

Je voulais simplement nous garder en vie, Peeta et moi. Tout acte de rébellion de ma part n'était que pure coïncidence. Mais quand le Capitole décrète qu'un seul tribut peut vivre et qu'on s'y oppose, je suppose que cette audace constitue une rébellion en soi. Ma seule défense a été de faire croire que j'avais perdu la tête, que j'étais éperdument amoureuse de Peeta. De sorte que nous avons été autorisés à vivre tous les deux. Nous avons pu partager les lauriers de la victoire, rentrer chez nous, faire la fête, oublier les Caméras et vivre en paix. Enfin, jusqu'à présent.

Je ne sais pas si c'est cette maison flambant neuve, le choc de le découvrir ainsi devant moi ou le fait de savoir qu'il pourrait me faire tuer d'un simple geste, mais j'ai l'impression d'être une intruse. Comme si je me retrouvais chez lui sans y avoir été invitée. Je m'abstiens donc de l'accueillir ou de lui offrir une chaise. Je me tais. C'est simple, je me comporte comme s'il était vraiment un serpent — dans le genre venimeux. Je reste pétrifiée, les yeux braqués sur lui, à réfléchir à une solution de repli.

— Je crois que la situation sera beaucoup plus simple si nous évitons de nous mentir, commence-t-il. Qu'en dites-vous ?

Croyant avoir avalé ma langue, je suis surprise de m'entendre répondre avec calme :

— Oui, ça nous ferait sûrement gagner du temps.

Le président Snow sourit et, pour la première fois, je remarque ses lèvres. On s'attendrait à des lèvres de serpent, c'est-à-dire inexistantes. Mais elles sont charnues au contraire, presque trop gonflées. Je me demande s'il ne les aurait pas fait retoucher pour renforcer sa séduction. Si c'est le cas, il a perdu son temps et son argent, car je ne lui trouve pas le moindre charme.

— Mes conseillers avaient peur que vous nous causiez des difficultés, mais vous n'avez pas l'intention de vous montrer difficile, n'est-ce pas ?

— Non.

— C'est ce que je leur ai dit. J'ai fait valoir qu'une fille capable de se donner tant de mal pour rester en vie n'allait pas tout flanquer par terre bêtement. Sans oublier qu'elle doit songer à sa famille. Sa mère, sa sœur, et tous ses... cousins.

À sa façon d'insister sur ce dernier mot, je comprends qu'il sait que Gale et moi n'avons pas le même arbre généalogique.

Comme ça, au moins, les choses sont claires. C'est sans doute mieux ainsi. Je ne suis pas à l'aise avec les menaces voilées. Je préfère de loin en avoir le cœur net.

— Asseyons-nous.

Le président Snow s'installe devant le grand bureau en bois vernis où Prim fait ses devoirs et où ma mère tient ses comptes. Comme le reste de la maison, c'est une place sur laquelle il n'a aucun droit mais qui, au fond, lui appartient d'autorité. Je m'assois devant le bureau. Sur ce siège au dossier trop grand pour moi, c'est à peine si j'effleure encore le sol du bout des orteils.

— J'ai un problème, mademoiselle Everdeen, déclare le président Snow. Un problème qui remonte à l'instant où vous avez sorti ces baies empoisonnées de votre bourse dans 1 arène.

Autrement dit, à l'instant où les Juges ont dû choisir entre nous regarder nous suicider, Peeta et moi — ce qui privait les Jeux d'un vainqueur —, ou nous laisser vivre tous les deux.

— Si le Haut Juge Seneca Crâne avait eu un tant soit peu de cervelle, il vous aurait pulvérisés sur-le-champ. Malheureusement, ce n'était qu'un affreux sentimental. Ce qui vous vaut d'être là. Et lui, vous savez où il est ?

Je hoche la tête parce que, à sa manière de parler de lui, il me paraît clair que Seneca Crâne a été exécuté. L'odeur de rose et de sang est plus forte à présent que nous sommes en race l'un de l'autre. Le président porte une rose au revers de sa veste, qui exhale ce parfum si sucré, mais elle doit être génétiquement modifiée car aucune fleur naturelle n'a cette odeur. Quant au sang... allez savoir.

Après cela, il n'y avait plus grand—chose à faire sinon vous laisser jouer la comédie jusqu'au bout. Vous avez été remarquable, d'ailleurs, dans votre rôle de lycéenne au cœur d'artichaut. Les citoyens du Capitole ont adoré. Hélas, tous les habitants des districts ne sont pas tombés aussi facilement dans le panneau.

Mon expression doit trahir une certaine perplexité, car 11 poursuit :

— Vous n'êtes pas au courant, bien sûr. Vous ignorez tout de ce qui se raconte dans les autres districts. Mais, dans plusieurs d'entre eux, les gens ont voulu voir votre petit numéro avec les baies comme une provocation, et non comme un acte d'amour. Or, si une gamine du district Douze ose défier impunément le Capitole, pourquoi ces gens s'en priveraient-ils ? Qu'est-ce qui pourrait bien empêcher, disons, un soulèvement ?

Je ne saisis pas tout de suite la signification de cette dernière phrase. Puis la révélation me frappe de plein fouet.

— Il y a eu un soulèvement ? Dis-je, partagée entre l'épouvante et l'excitation.

— Pas encore. Mais cela ne saurait tarder si l'on n'y met pas le holà. Et les soulèvements conduisent parfois à la révolution. (Le président Snow se masse la tempe au niveau du sourcil gauche, à l'endroit précis où mes migraines me font souffrir.) Avez-vous la moindre idée de ce que cela voudrait dire ? Du nombre de personnes qui perdraient la vie ? Des conditions effroyables que les survivants devraient affronter ? Quels que soient les griefs qu'on puisse nourrir contre le Capitole, croyez-moi : s'il relâchait son emprise sur les districts, le système entier  s'effondrerait.

Je suis abasourdie par le caractère direct, et même la sincérité de son discours. Comme s'il avait à cœur le bien—être des citoyens de Panem, alors que rien n'est plus éloigné de la vérité. J'ignore où je trouve le courage de lui cracher au visage :

— Il doit être bien fragile, pour être menacé par une poignée de baies.

II me dévisage un long moment. Puis reconnaît avec simplicité :

— Il est fragile, mais pas au sens où vous l'entendez. On frappe à la porte, et l'homme du Capitole passe la tête dans l'entrebâillement.

— Sa mère voudrait savoir si vous prendrez du thé.

— Mais oui. J'adore le thé, répond le président. (La porte s'ouvre grand, et je vois s'avancer ma mère, avec, sur un plateau, le service à thé qu'elle a reçu le jour de son mariage.) Posez-le ici, s'il vous plaît.

Il pousse son livre et tapote le centre du bureau.

Ma mère pose le plateau à l'endroit indiqué. On y voit une théière et des tasses en porcelaine, du lait, du sucre, ainsi qu'une assiette de cookies ornés de fleurs en sucre glace. Je reconnais la main de Peeta.

— Quel régal pour les yeux ! C'est amusant, mais la plupart des gens oublient qu'un président a besoin de manger, lui aussi, s'exclame le président Snow d'un ton enjôleur.

Au moins ma mère paraît se détendre un peu.

— Puis—je vous apporter autre chose ? Je peux vous cuisiner un petit plat, si vous avez faim, propose-t-elle.

— Non, c'est parfait. Merci, répond-il.

 Ma mère hoche la tête, me jette un regard, et sort. Le président Snow nous sert du thé à tous les deux, ajoute du lait et du sucre dans le sien, puis tourne longuement sa cuillère dans la tasse. On sent qu'il a terminé son discours et qu'il attend ma réaction.

Je n'avais pas l'intention de déclencher un soulèvement, dis-je.

Je vous crois. Mais peu importe. Votre styliste a eu le nez creux avec son choix de garde—robe. Katniss Everdeen, la fille du feu... Vous êtes l'étincelle qui, si l'on n'y prend pas garde, risque d'embraser Panem.

Pourquoi ne pas m'éliminer ?

Publiquement ? Cela ne ferait que jeter de l'huile sur le feu.

— Vous pourriez simuler un accident.

— Allons, qui goberait un truc pareil ? Certainement pas vous, si vous étiez devant votre télé.

— Dans ce cas, dites-moi ce que vous attendez de moi. Je le ferai.

— Je voudrais que ce soit aussi simple. (Il attrape un cookie et admire les fleurs du glaçage.) Remarquable. C'est votre mère ?

— Non, Peeta.

Pour la première fois, je me sens incapable de soutenir Son regard. Je prends mon thé, mais je le repose en entendant la tasse trembler sur la soucoupe. Pour masquer mon embarras, je choisis un cookie.

— Ce cher Peeta. Comment va l'amour de votre vie ?

— Bien.

— À quel point a-t-il conscience du degré exact de votre indifférence ? demande-t-il en trempant son cookie dans son thé.

— Je ne suis pas indifférente.

— Mais vous n'êtes pas aussi amoureuse que vous aimeriez le faire croire.

— Qui dit ça ?

— Moi, répond le président. Et je ne serais pas là si j'étais le seul à nourrir des soupçons. Comment se porte le charmant cousin ?

— Je ne sais pas de... je ne...

La répugnance que m'inspire cette conversation, Je fais d'évoquer avec le président Snow mes sentiments envers les deux personnes qui me sont le plus chères au monde me bouleversent, et je manque de m'étrangler.

— Parlez, mademoiselle Everdeen. Lui, je peux facilement le faire tuer si nous ne trouvons pas une solution satisfaisante. Vous ne lui rendez pas service en disparaissant chaque dimanche avec lui dans les bois.

S'il sait cela, que sait-il d'autre ? Et comment est-il au courant ? Beaucoup de gens ont pu lui raconter que Gale et moi passons nos dimanches à chasser. Après tout, nous rentrons ensemble chaque semaine les bras chargés de gibier. Et depuis des années. Ce que je me demande, c'est s'il sait ce qui se passe dans les bois en dehors du district Douze. On ne peut pas nous espionner jusque là-bas. Si ? À moins qu'on ne nous fasse suivre. Ça paraît impossible. En tout cas pas par une personne. Des caméras ? C'est la première fois que l'idée me traverse l'esprit. Les bois ont toujours constitué notre refuge, hors d'atteinte du Capitole, où nous pouvions nous exprimer à cœur ouvert et être enfin nous-mêmes. Avant les Jeux, en tout cas. Si nous sommes surveillés depuis, qu'avons-nous montré ? Deux personnes en train de chasser, de tenir des propos séditieux à propos du Capitole, d'accord. Mais pas deux personnes amoureuses, contrairement à ce que le président Snow sous—entend. On ne peut pas nous accuser de ça. À moins que... h moins que...

Ça n'est arrivé qu'une seule fois. C'a été rapide et inattendu, mais c'est arrivé.

Après notre retour des Jeux, à Peeta et moi, plusieurs semaines se sont écoulées avant que je me retrouve seule en compagnie de Gale. Il y a d'abord eu les festivités obligatoires. Le banquet en l'honneur des vainqueurs, auquel Seules les personnalités de haut rang étaient invitées. Puis un jour de repos pour le district, avec distribution de nourriture et spectacles de comédiens du Capitole. Et le jour des Cadeaux, le premier des douze, où chaque habitant du district a reçu un petit paquet de provisions. Ç a été mon moment préféré. Voir tous ces gamins affamés de la Veine courir en brandissant des pots de compote de pommes, des boîtes de viande en conserve, ou même des sucres d'orge, alors que chez eux les attendaient des sacs de farine ou des bidons d'huile, trop lourds pour être transportés. Savoir qu'une fois par mois, pendant un an, ils allaient recevoir un autre paquet. C'est l'un des rares moments où j'ai été vraiment heureuse d'avoir remporté les Jeux.

Avec toutes ces cérémonies, ces événements, et les journalistes qui suivaient le moindre de mes gestes pendant que je présidais, que je remerciais ou que j'embrassais Peeta pour le public, je n'ai pas eu une seconde à moi. Au bout de quelques semaines, les choses ont fini par se calmer. Les équipes de tournage et les reporters ont remballé leur matériel et sont retournés chez eux. Peeta et moi avons pris nos distances. Je me suis installée avec ma famille dans notre maison au Village des vainqueurs. La vie quotidienne du district Douze — les ouvriers à la mine, les gamins à l'école —a repris ses droits. J'ai attendu d'être certaine d'avoir les coudées franches, et puis un dimanche, sans prévenir personne, je me suis levée bien avant l'aube.

Il faisait encore assez doux pour que je me passe de blouson. J'ai rempli une besace de provisions, avec du poulet froid, du fromage, du pain et des oranges. J'ai fait un crochet par mon ancienne maison pour enfiler mes bottes de chasse. Comme d'habitude, le grillage n'était pas électrifié et je me suis glissée tranquillement dans les bois, où j'ai récupéré mon arc et mes flèches. Je me suis rendue à notre lieu favori, à Gale et à moi, où nous avions pris le petit déjeuner le matin de la Moisson qui m'a envoyée aux Jeux.

J'ai patienté au moins deux heures. Je commençais à croire qu'il m'avait oubliée au cours des semaines précédentes. Ou qu'il ne voulait plus entendre parler de moi. Qu'il me détestait, même. Je ne pouvais pas supporter l'idée de le perdre pour toujours, lui, mon meilleur ami, la seule personne à laquelle je me sois jamais confiée. Pas après tout ce que j'avais enduré. Je sentais mes yeux me picoter et ma gorge se nouer, comme chaque fois que je suis bouleversée.

Et puis, j'ai levé la tête et je l'ai vu devant moi, à quelques mètres, en train de m'observer. Sans réfléchir, je me suis levée d'un bond, me suis jetée à son cou, en produisant un bruit étrange où se mêlaient les rires et les sanglots. Il me serrait si fort que je ne voyais pas son visage. On est restés comme ça longtemps avant qu'il ne me relâche — bien obligé, parce que j'étais secouée par une crise de hoquet irrépressible et qu'il a fallu que je boive un coup.

On a passé la journée ensemble comme d'habitude. On a pris le petit déjeuner. Puis on a chassé, péché, cueilli des baies et des racines. Echangé des potins — mais pas à propos de nous, de sa nouvelle vie dans la mine ou de mon expérience dans l'arène. On a parlé de tout et de rien. Quand on a regagné le trou dans le grillage le plus proche de la Plaque, je croyais sincèrement que tout allait continuer comme avant. Que rien n'avait changé entre nous. J'avais donné  ma part de notre récolte et de notre chasse à Gale, puisque je ne manquais plus de rien à présent. J'avais décidé d’éviter la Plaque, malgré mon envie de revoir les gens, parce que ma mère et ma sœur ne savaient pas que j'étais sortie et devaient se demander où j'étais. Et puis soudain, alors que je lui proposais de me charger de la tournée quotidienne des collets, il m'a pris le visage à deux mains

II m'a embrassée.

Je ne m'y attendais pas du tout. On pourrait croire qu'après toutes ces heures passées auprès de Gale — à le regarder parler, rire et faire la moue — je n'ignorais plus rien de ses lèvres. Pourtant, je n'avais jamais imaginé combien elles seraient brûlantes contre les miennes. Ou comme ses mains, habiles à nouer les pièges les plus complexes, sauraient me piéger tout aussi facilement. Je crois avoir émis un vague grognement, et je me souviens de mes doigts crispés, posés sur sa poitrine. Puis il m'a lâchée, en disant : — Il fallait que je le fasse. Au moins une fois. » Et il m'a plantée là.

Oubliant le soleil qui se couchait et ma famille en train de s'inquiéter, je me suis adossée à un arbre le long du grillage. J'ai réfléchi à ce baiser, tâché de savoir s'il m'avait plu ou déplu, mais je me rappelais uniquement la pression des lèvres de Gale et le parfum d'orange qui se dégageait de sa peau. Inutile de le comparer aux innombrables baisers que j'avais échangés avec Peeta ; je n'avais toujours pas décidé si ceux-là comptaient ou non. J'ai fini par rentrer chez moi.

Cette semaine-là, j'ai relevé nos collets et déposé tous les jours le gibier chez Hazelle. Mais je n'ai pas revu Gale avant le dimanche. J'avais préparé un long discours, dans lequel j'expliquais que je ne voulais pas de petit ami et que je n'avais aucune intention de me marier. Je n'ai pas eu besoin de m'en servir. Gale s'est comportée comme si notre baiser n'avait jamais eu lieu. Peut-être attendait-il que je lui en parle. Ou que je l'embrasse à mon tour. J'ai fait comme s'il ne s'était rien passé. Mais il s'était passé quelque chose. Gale avait brisé une barrière invisible entre nous,, et par là même balayé tout l'espoir que j'avais de reprendre notre vieille amitié où nous l'avions laissée. J'aurais beau faire semblant, je ne pourrais jamais plus regarder ses lèvres de la même façon.

Voilà ce qui me traverse l'esprit, pendant que le président Snow scrute ma réaction à sa menace d'éliminer Gale. Comme j'ai été bête de croire qu'on se contenterait de m'ignorer après mon retour à la maison ! Certes, je ne savais rien des risques de soulèvement. Mais j'avais bien conscience d'avoir provoqué la fureur des autorités. Pourtant, au lieu de me comporter avec la plus extrême prudence, qu'ai-je fais ? J'ai ignoré Peeta et affiché ma préférence pour Gale au vu et au su de tout le district. Une manière de signifier clairement que je me fichais du Capitole. A cause de mon irresponsabilité, Gale, les siens, ma famille et Peeta se retrouvent en danger.

— Ne faites rien à Gale, Dis-je dans un souffle. C'est juste un ami. Nous sommes amis depuis des années. Il n'y a rien de plus entre nous. Et puis, tout le monde nous croit cousins, maintenant.

— Je m'intéresse uniquement à l'influence que cela peut avoir sur Peeta et, par voie de conséquence, sur l'atmosphère générale des districts.

— Ça ne changera rien pour la Tournée. Je me montrerai aussi amoureuse de lui que je l'étais, promets-je. Que vous l'êtes, rectifie le président Snow. Je hoche la tête. Que je le suis.

Il faudra faire mieux que cela si nous voulons éviter Un soulèvement, me prévient-il. Cette Tournée constitue la seule chance de rachat.

— J'en suis consciente. Comptez sur moi. Je persuaderai tous les habitants des districts que je n'avais aucune intention de défier le Capitole, que j'étais simplement folle d'amour.

Le président Snow se lève et tamponne ses lèvres charnues avec une serviette.

— Il va falloir viser plus haut si vous ne voulez pas vous les dents.

— Viser plus haut ? Comment ça ?

— Persuadez-moi.

II lâche la serviette et ramasse son livre. Je lui tourne le dos, de sorte que je sursaute quand il me chuchote à l'oreille :

 

 

3

L'odeur du sang... je l'ai sentie dans son haleine. « Comment fait-il ? Me dis-je. Il en boit ? » Je l'imagine en train de siroter une tasse de sang. D'y tremper un cookie pour le ressortir dégoulinant de rouge.

Derrière la fenêtre, la voiture démarre. Son ronronnement discret s'estompe peu à peu dans le lointain. Le véhicule s'éloigne comme il est venu, sans attirer l'attention.

J'ai la sensation que la pièce tourne autour de moi, et je me demande si je vais m'évanouir. Je me penche en avant pour prendre appui d'une main sur le bureau. De l'autre main, je tiens toujours le cookie de Peeta. Je crois qu'il portait un nénuphar en sucre, mais je l'ai réduit en miettes dans mon poing serré. Je ne me suis même pas aperçue que je l'écrasais ; j'imagine que j'avais besoin de m'accrocher à quelque chose pendant que mon petit univers se dérobait sous mes pieds.

Une visite du président Snow. Les districts au bord du soulèvement. Gale menacé de mort. Tous ceux que j'aime en danger. Qui d'autre encore va payer pour mes actes ? À moins que je parvienne à renverser la vapeur durant cette Tournée. À calmer le mécontentement, à rassurer le président Snow. Et comment ? En prouvant au pays, sans l'ombre d'un doute, que je suis amoureuse de Peeta Mellark.

—Je n'y arriverai pas, me dis-je. Je ne suis pas assez banne. » C'est Peeta le comédien, celui qui sait se faire aimer. Il ferait croire n'importe quoi aux gens. Mon rôle i moi se borne à la boucler, à rester à l'arrière-plan, en lui laissant le devant de la scène. Sauf que ce n'est pas Peeta oui va devoir prouver son amour. C'est moi.

J’entends ma mère s'approcher dans le couloir. Je reconnais son pas léger, rapide. « Il ne faut pas qu'elle sache, me dis-je. Je ne peux rien lui raconter. » Je me frotte les paumes au-dessus du plateau pour en faire tomber les miettes de cookie. Je me force à prendre une gorgée de thé.

— Tout va bien, Katniss ?

— Mais oui. Ils ne le montrent pas à la télé, mais le président rend toujours une petite visite aux vainqueurs avant la Tournée, pour leur souhaiter bonne chance, Dis-je gaiement.

Le soulagement se lit sur le visage de ma mère.

— Oh. Je croyais que tu avais des ennuis.

— Non, pas du tout. Mais je vais avoir des ennuis avec mon équipe de préparation quand elle s'apercevra que j'ai laissé repousser mes sourcils.

Ma mère rit. En décidant de prendre la famille en charge, à l'âge de onze ans, j'ai choisi de la protéger pour toujours.

— Veux-tu que je te fasse couler ton bain ? suggère-i-elle.

— Bonne idée.

Je vois bien qu'elle est enchantée par ma réponse.

Depuis mon retour des Jeux, j'ai redoublé d'efforts pour rétablir une relation avec ma mère. En lui laissant accomplir de petites choses à ma place au lieu de repousser son aide avec colère, comme je l'ai fait pendant des années. En lui confiant tout l'argent que j'ai gagné. En lui rendant ses câlins au lieu de tout juste les supporter. J'ai compris dans l'arène que je devais cesser de la punir pour quelque chose dont elle n'était pas responsable, à savoir la dépression terrible qu'elle a connue à la mort de mon père. Parce qu'il | arrive parfois que nous soyons confrontés à des situations] devant lesquelles nous restons désarmés.

Comme moi, par exemple. En ce moment même.

Par ailleurs, elle m'a rendu un fier service à notre retour j au district, à la gare. Après l'accueil de nos familles à Peeta  et moi, les journalistes ont eu le droit de nous poser quelques questions. L'un d'eux a demandé à ma mère ce qu’elle pensait de mon nouvel amoureux, et elle a répondu I que, bien que Peeta soit l'image même du jeune homme 1 comme il faut, j'étais trop jeune pour avoir un petit ami. j Elle a fait suivre cette réponse d'un regard appuyé en direction de Peeta. Tout le monde a ri, et la presse du lendemain a titré « Il y en a un qui va avoir des ennuis ! ». Peeta  m'a lâché la main et s'est légèrement écarté. Ça n'a pas  duré longtemps — il y avait trop de pression pour ne pas jouer le jeu — mais ça nous a fourni une excuse pour nous montrer plus réservés qu'au Capitole. Et pour continuer à vivre chacun de notre côté.

Je monte à la salle de bains, où m'attend une baignoire fumante. Ma mère a rajouté dans l'eau un sachet de fleurs i séchées qui embaume toute la pièce. Nous n'avons jamais connu le luxe d'avoir de l'eau chaude à volonté, rien qu'en ; tournant un robinet. Notre maison dans la Veine n'avait que l'eau froide, et pour prendre un bain il fallait en faire bouillir sur le feu. Je me déshabille, je m'enfonce dans mon bain onctueux — ma mère y à versé aussi une sorte d'huile parfumée — et je réfléchis à la situation.

Mon premier souci consiste à savoir si je peux me confier à quelqu'un, et à qui. Pas à ma mère ni à Prim, de toute évidence ; ça les rendrait malades d'inquiétude. Ni à Gale. Quand bien même j'aurais un moyen de le joindre, que pourrait-il faire, de toute façon ? S'il était seul, j'essaierais Peut-être de le convaincre de s'enfuir. Je suis sûre qu'il saurait survivre dans la forêt. Seulement il n'est pas seul, il ne voudra jamais abandonner sa famille. À mon retour, je devrai lui expliquer pourquoi nous allons être obligés de tirer un trait sur nos dimanches, mais je ne veux pas y penser maintenant. Il y a plus urgent. De surcroît, Gale est déjà tellement remonté contre le Capitole que je crains parfois qu'il ne fomente son propre soulèvement. Je ne veux surtout pas lui donner du grain à moudre. Non, je ne peux me confier à aucun de ceux que je vais laisser derrière moi dans le district Douze.

Tout de même, trois possibilités s'offrent à moi, à commencer par Cinna, mon styliste. Sauf que, à mon avis, Cinna est déjà en danger, et je ne veux pas lui attirer davantage d'ennuis. Il y a aussi Peeta, qui sera mon partenaire dans cette supercherie, mais comment aborder cette Conversation ? « Heu, Peeta ? Tu te rappelles, quand je t'ai avoué que je jouais plus ou moins la comédie avec toi ? Eh bien je te propose d'oublier tout ça et de nous comporter comme si nous étions vraiment amoureux, sinon le président Snow risque d'éliminer Gale. » Je ne peux pas lui faire Ça. De toute manière, Peeta sera parfait, qu'il soit ou non au courant de l'enjeu. Il reste Haymitch. Ce vieil ivrogne grincheux et belliqueux sur lequel je viens de renverser une bassine d'eau froide. En tant que mentor, son rôle consiste à m'aider à rester en vie. J'espère seulement qu'il est toujours motivé.

J'enfonce la tête sous l'eau, et les sons s'atténuent autour de moi. Je voudrais que la baignoire s'élargisse pour que je puisse nager, comme je le faisais autrefois certains dimanches d'été, dans les bois, avec mon père. Ces journées avaient quelque chose de spécial. Nous nous levions très tôt le matin et nous marchions plus loin que d'habitude, j jusqu'à un petit lac que nous avions découvert par hasard, j Je ne me rappelle même pas que mon père m'ait appris à nager, j'étais si jeune à l'époque ! Je me souviens seulement  de mes plongeons et de mes sauts périlleux dans l'eau. De ; la vase entre mes orteils. Du parfum des fleurs et des plantes j aquatiques. Je me laissais flotter sur le dos, comme maintenant, et je fixais le ciel bleu. Les bruits de la forêt me| parvenaient assourdis. Mon père abattait du gibier d'eau qui nichait sur la berge, je cherchais des œufs dans les hautes herbes, et nous arrachions tous les deux des racines de katniss dans le fond boueux. Le soir, quand nous rentrions, ma mère faisait semblant de ne pas me reconnaître tant j'étais propre. Ensuite, elle nous cuisinait un festin de canard rôti aux tubercules de katniss en sauce.

Je n'ai jamais emmené Gale au lac. J'aurais pu. Même si c'est loin, le gibier d'eau y est si abondant qu'on y| rattrape facilement le temps perdu à marcher. Mais il s'agit J d'un endroit que je n'ai jamais voulu partager avec per sonne, qui n'appartient qu'à mon père et moi. Depuis les Jeux, pour occuper mes journées, j'y suis retournée une fois ou deux. Nager n'est pas désagréable, pourtant ces visites 1 me laissent toujours un léger vague à l'âme. Il faut dire qu'en cinq ans le lac n'a pas changé d'un pouce alors que je suis devenue méconnaissable.

Même avec les oreilles sous l'eau, j'entends le tintamarre des klaxons, les salutations joyeuses, les claquements de portières. Ça veut certainement dire que mes préparateurs sont arrivés. J'ai juste le temps de me sécher et d'enfiler un peignoir avant que mon équipe fasse irruption dans la salle de bains. Pas question de pudeur entre nous. En ce qui concerne mon corps, ces trois personnes et moi n'avons  aucun secret.

—Katniss, tes sourcils ! s'écrie aussitôt Venia. Malgré les nuages qui s'amoncellent au-dessus de ma tête je ne peux m'empêcher de rire. Ses cheveux bleus se dressent dans tous les sens en mèches pointues, et les tatouages dorés qu'elle portait au-dessus des sourcils s’enroulent désormais autour de ses yeux, contribuant à donner l'impression que je l'ai profondément choquée.

Octavia s'avance et tente de l'apaiser d'une petite tape amicale dans le dos. Elle paraît encore plus dodue à côté de la filiforme et anguleuse Venia.

Allons, allons. Tu vas nous réparer ça en un clin d’œil. Dis-moi plutôt ce que tu veux que je fasse avec ces ongles ?

Elle me prend les doigts et les écarte entre ses grosses mains vert pomme. Enfin, sa peau n'est plus tout à fait vert pomme. Elle serait plutôt vert feuillage. Ce changement de teinte marque sans doute une tentative de coller le plus possible aux évolutions capricieuses de la mode du capitole.

Sérieusement, Katniss, tu aurais pu me laisser de quoi travailler un peu !

Elle n'a pas tort. Je me suis rongé les ongles jusqu'au sang au cours des deux derniers mois. Je n'ai trouvé aucune raisons valable d'abandonner cette manie. — Désolée, dis-je, embarrassée.

Je n'avais pas pensé aux soucis que ça pourrait causer à mon équipe de préparation. Flavius soulève quelques-unes de mes mèches trempées.

II secoue la tête d'un air réprobateur, ce qui fait rebondir ses anglaises orange.

— Personne n'y a touché depuis la dernière fois, au moins ? S’inquiète-t-il. Nous t'avions bien recommandé de ne pas te couper les cheveux.

— Oui ! Dis-je, heureuse de pouvoir leur montrer que je ne les ai pas complètement oubliés. Je veux dire, non,  personne n'y a touché. Je m'en suis souvenue.

Tu parles. Disons surtout que la question ne s'est jamais posée. Depuis mon retour à la maison, je me suis contentée de les rassembler en une natte dans le dos, c'est tout…

Voilà qui semble les radoucir. Ils se mettent à m'embrasser, m'installent sur une chaise dans ma chambre et, comme d'habitude, entament une grande discussion sans se préoccuper de savoir si je les écoute. Pendant que Venia réinvente mes sourcils, qu'Octavia me pose des faux ongles et que Flavius me malaxe les cheveux avec du gel, j'apprends tous les potins du Capitole. Il paraît que les Jeux ont connu un succès sans précédent, que la vie est, depuis, ennuyeuse au possible, et que tout le monde est très impatient de nous revoir, Peeta et moi, à l'issue de notre Tournée de la victoire. Après quoi, le Capitole commencera à se préparer pour l'édition d'Expiation.

— Fantastique, hein ?

— Te rends-tu compte de la chance que tu as ?

— Pour ta première année en tant que mentor, participer à une Expiation !

Leurs mots se télescopent sous l'effet de l'excitation.

— Oh, c'est vrai, Dis-je d'un ton neutre.

C'est le mieux que je puisse faire. En temps normal, être mentor est un véritable cauchemar. Je ne peux plus passer devant l'école sans me demander quelle gamine j'aurai à coacher. Et pour ne rien arranger, cette année, on donnera les soixante—quinzièmes Hunger Games, qui correspondent à une édition d'Expiation. Elles ont lieu tous les vingt-cinq ans, afin de marquer l'anniversaire de la défaite des districts par des célébrations extraordinaires ; histoire de corser l’affaire, elles réservent toujours un coup tordu supplémentaire à l'encontre des tributs. Je n'en ai jamais suivi aucune en direct, bien sûr. Mais je me souviens d'avoir appris à I’ école qu'à l'occasion de la deuxième Expiation le Capitole avait exigé que chaque district fournisse le double de tributs pour l'arène. Nos professeurs ne sont pas entrés dans les détails, chose étonnante si on considère que c'est l'année où le district Douze a remporté la palme grâce à Haymitch Abirnathy.

Haymitch a intérêt à se préparer. Il va focaliser l'attention générale ! Pépie Octavia. Haymitch ne m'a jamais raconté sa propre expérience dans l'arène. Je ne lui ai jamais posé de questions. Et si j'ai vue une rediffusion de ses Jeux à la télé, j'étais trop jeune pour m'en souvenir. Mais le Capitole ne le laissera pas passer inaperçu cette année. En un sens, ça tombe bien que Peeta et moi soyons disponibles pour servir de mentors à l'occasion de l'Expiation, parce qu'on peut parier qu'Haymitch n'aura pas une seconde à lui.

Après avoir épuisé le sujet « expiatoire », les membres de mon équipe de préparation abordent mille aspects de leur existence futile. Des ragots concernant de parfaits inconnus, les chaussures qu'ils viennent de s'acheter, un long récit Octavia qui se mord encore les doigts d'avoir demandé à tout le monde de porter des plumes lors de sa fête d'anniversaire.

J'ai bientôt les sourcils en feu, les cheveux lisses et onctueux et les ongles prêts à recevoir le vernis. On a dû leur demander de s'occuper uniquement de mes mains et de mon visage. Le reste sera sans doute couvert en raison du froid. Flavius aurait aimé m'appliquer son propre rouge à lèvres pourpre mais il doit se contenter d'un rose plus discret, en harmonie avec mon fond de teint et mes ongles. À en juger par la palette fixée par Cinna, nous allons jouer la carte de l'innocence plutôt que celle de la sensualité Tant mieux. Je ne serai jamais convaincante en bombe sexy Haymitch me l'a bien fait comprendre quand il me prépa parait pour mon interview d'avant les Jeux.

Ma mère nous rejoint, timidement, pour annoncer que  Cinna lui a demandé de montrer à l'équipe la coiffure  qu'elle m'avait faite le jour de la Moisson. Mes préparateurs réagissent avec enthousiasme et la regardent, fascinés, tandis qu'elle rassemble mes mèches en tresses complexes. Dans le miroir, je les vois suivre chacun de ses gestes, se bousculer lorsqu'elle leur propose d'essayer à leur tour. En fait, tous les trois se montrent tellement respectueux et gentils à l'égard de ma mère que je m'en veux de me sentir aussi supérieure à eux. Qui sait quel genre de fille je serais, quels seraient mes sujets de conversation si j'avais été élevée au Capitole ? Peut-être que mon plus grand regret serait d'avoir voulu des costumes à plumes pour mon anniversaire.

Une fois coiffée et apprêtée, je descends rejoindre Cinna dans le salon. Le voir me remonte un peu le moral. Egal à lui-même, il est vêtu avec sobriété, les cheveux courts, avec j juste un soupçon d'eye-liner doré. Nous nous embrassons, et je me retiens de lui déballer ma rencontre avec le président Snow. J'ai décidé d'en parler d'abord avec Haymitch. Lui saura me dire à qui je peux me confier. La discussion avec Cinna s'engage très facilement, néanmoins. Ces derniers temps, nous avons souvent bavardé au téléphone. Car notre nouvelle maison est équipée d'un téléphone ! Il ne sert pas à grand—chose, dans la mesure où nous ne connaissons presque personne qui en ait un aussi. II y a bien Peeta, mais j'évite de l'appeler, et Haymitch a arraché le sien du mur voilà de nombreuses années. Quant à mon amie Madge, la fille du maire, nous préférons nous parler de Vive voix. Si bien qu'au début je ne m'en servais jamais. Et puis, Cinna s'est mis à m'appeler afin de m'aider à développer mon talent.

Chaque vainqueur est supposé en avoir un. Le talent, c'est l'activité que le gagnant choisit d'exercer puisqu'il n'a plu besoin d'aller à l'école ni de travailler dans l'industrie de son district. Il peut s'agir de n'importe quoi. Peeta, pour la part, s'est découvert un talent pour la peinture. Il s'occupait depuis des années du glaçage des gâteaux et des biscuits de la boulangerie familiale. Maintenant qu'il est riche, il peut se permettre d'étaler de la vraie peinture sur des toiles. Moi, je n'ai aucun talent, à part le braconnage, mais ça ne compte pas. Ou Peut-être le chant, sauf que jamais je ne chanterai pour le Capitole. Ma mère a essayé de m'intéresser à toutes sortes d'occupations acceptables d'après une liste qu'Effîe Trinket lui avait envoyée. La cuisine, l'art floral, la flûte. Aucune ne m'a convaincue, tandis que Prim a révélé une disposition certaine pour les trois. Finalement, Cinna s'en est mêlé en proposant d'approfondir avec moi ma passion pour la haute couture. Et il y avait du travail, VU que cette passion était totalement fictive. J’ai accepté, parce que ça me donnait l'occasion de discuter avec lui et qu'il a promis de se charger de tout.

Il est en train de disposer différentes choses dans mon salon : des vêtements, des tissus ainsi que des carnets de croquis dessinés de sa main. J'en ramasse un pour examiner l'une des robes que je suis censée avoir conçues.

— Vous savez, je crois que je suis plutôt douée.

— Habille-toi, espèce de bonne à rien, me dit-il en me lançant un paquet de vêtements.

J'ai beau ne pas m'intéresser à la haute couture, j'ai toujours adoré les tenues que me prépare Cinna. Comme celle-ci : un ample pantalon noir taillé dans une étoffe épaisse et chaude, un chemisier blanc confortable, un chandail moelleux en laine dans les tons verts, bleus et gris, et des bottes en cuir à lacets qui ne me compriment pas les orteils.

— C'est moi qui ai dessiné cette tenue ? Je demande.

— Non, tu rêves d'en être capable un jour et de devenir comme moi, une icône de la mode, réplique Cinna. Il me tend une petite pile de fiches. Tiens, tu les liras hors caméra pendant qu'ils filmeront les vêtements. Tâche de te montrer concernée.

Sur ces entrefaites, Effie Trinket et sa perruque orange vif arrivent pour nous rappeler que « Dites donc, nous avons un programme à respecter ! ». Elle m'embrasse sur les deux joues tout en faisant signe à l'équipe de tournage d'entrer, puis m'indique où je dois prendre place. C'est j uniquement grâce à elle si nous sommes toujours à l'heure pour les rendez-vous au Capitole, j'essaie donc de me plier à ses instructions. Je commence à m'activer comme uni automate, à montrer mes œuvres en lâchant des commentaires grotesques comme : « Ravissant, non ? » L'équipe de tournage m'enregistre en train de lire mes fiches d'une voix fluette de manière à pouvoir insérer plus tard un commentaire dans le reportage. Puis elle me chasse de la pièce afin de pouvoir filmer en paix le travail de Cinna.

Prim a quitté l'école plus tôt pour l'occasion. Je la retrouve dans la cuisine, interviewée par une autre équipe, Elle est adorable dans sa petite robe bleu ciel qui fait ressortir ses yeux et ses cheveux blonds noués avec un ruban assorti. Elle se penche en avant sur la pointe de ses bottines blanches, comme si elle était prête à s'envoler, comme... Aïe ! J'ai l'impression d'avoir reçu un coup en pleine poitrine, Ce n'est pas le cas, bien sûr, mais la douleur est Il réelle que j'en vacille. Je ferme les yeux et ce n'est plus Prim que je vois c'est Rue, la gamine du district Onze qui était mon alliée dans l'arène. Elle pouvait voler d'arbre en arbre, légère comme un oiseau, en s'accrochant aux branches les plus fines. Rue, que je n'ai pas pu sauver. Que j’ai laissée mourir. Je la revois étendue par terre, l'épieu planté dans ses entrailles...

Qui d'autre échouerai-je à sauver de la vengeance du Capitole, qui d'autre mourra si je ne parviens pas à satisfaire le président Snow ?

Je réalise que Cinna essaie de me faire enfiler un manteau Je lève donc les bras. Je sens de la fourrure m'envelopper de toutes parts. Je n'en ai jamais vu de semblable.

De l'hermine, m'explique-t-il en me voyant palper une manche.

Il me passe également des gants en cuir, une écharpe rouge, puis me couvre les oreilles avec une masse duveteuse. Tu vas relancer la mode des protège-oreilles. « Je déteste les protège-oreilles», me Dis-je intérieurement. Je n'entends presque plus rien avec, et depuis que j’ai failli rester sourde d'une oreille à la suite d'une explosion dans l'arène, j'ai horreur de tout ce qui entrave mon audition. Le Capitole m'a fait soigner après ma victoire, mais je me surprends encore à tester mon ouïe. Ma mère m'apporte quelque chose au creux de ses mains. Pour te porter chance, me souffle-t-elle. C'est la broche en or que m'a donnée Madge avant mon départ pour les Jeux. Un geai moqueur dans un anneau. J'ai voulu l'offrir à Rue, mais elle a refusé. Elle disait m'avoir fait confiance en raison de cette broche. Cinna la fixe sur le nœud de mon écharpe. Effie Trinket tape dans ses mains.

— Votre attention, tout le monde ! Nous allons tourner la première scène en extérieurs, où les vainqueurs se retrouvent pour la première étape de leur merveilleux voyage. Très bien, Katniss, un grand sourire, tu es toute excitée, d’accord ?

Elle me pousse pratiquement dehors.

Pendant un instant, je ne vois rien à cause de la neige qui s'est mise à tomber pour de bon. Puis j'aperçois, Peeta  en train de sortir de chez lui. Dans ma tête, j'entends le dernier conseil du président Snow : « Persuadez-moi. » J'ai intérêt à réussir.

J'affiche un large sourire et je m'avance en direction de Peeta. Puis, comme si je n'y tenais plus, je m'élance au pas  de course. Il m'attrape dans ses bras, me fait tournoyer, dérape, il ne maîtrise pas encore tout à fait sa jambe artificielle, nous nous étalons dans la neige, moi au dessus de lui, et nous échangeons notre premier baiser depuis des mois. Un baiser mêlé de fourrure, de neige et de rouge  à lèvres, mais derrière tout ça, il y a, je le sens, la conviction que met Peeta dans tout ce qu'il entreprend. Je comprends alors que je ne suis pas seule. Malgré le mal que je lui ai fait, il ne me trahira pas devant les caméras. Ne réduira pas mes efforts à néant par un baiser indifférent. Il continue à veiller sur moi. Comme dans l'arène. Cette idée me donne envie de pleurer. Au lieu de ça, je le hisse sur ses pieds, passe la main au creux de son bras et l'entraîne joyeusement vers la gare.

Le reste de la journée passe comme un songe. Le temps de dire au revoir à nos familles, le train emporte toute l'équipe — Peeta et moi, Effie et Haymitch, Cinna et Portia, la styliste de Peeta — et nous voilà en train de savourer un plantureux festin dont j'ai déjà tout oublié. Dans la soirée, je me retrouve en pyjama et robe de chambre, assise dans le compartiment privé, à attendre que les autres soient couchés. Je sais qu'Haymitch restera debout plusieurs heures. II n'aime pas s'endormir quand il fait nuit.

Une fois le train plongé dans le silence, j'enfile mes chaussons et me rends jusqu'à sa porte. Je dois frapper à plusieurs reprises avant qu'il ne vienne m'ouvrir, les sourcils froncés, comme s'il était convaincu que j'apportais de mauvaises nouvelles.

Qu'est-ce que tu veux ? me demande-t-il. Son haleine avinée manque me renverser.

—J'ai besoin de vous parler. Maintenant ? Gémit-il. (Je fais oui de la tête.) Il y a Intérêt à ce que ce soit important. Eh bien ?

Il attend la suite, mais je suis persuadée qu'à bord nos moindres paroles sont enregistrées. Le train ralentit. Pendant une seconde, je me dis que le président Snow me surveille et, me voyant prête à me confier à Haymitch, vient de se décider à m'éliminer sans attendre. Heureusement il s'agit juste d'un arrêt temporaire pour refaire le plein. Je m'écrie : On étouffe, dans ce train ! C'est une phrase anodine, mais je vois au regard d'Haymitch qu'il a compris. — Je sais ce qu'il te faut.

Il me bouscule, sort dans le couloir et gagne la portière la plus proche. Quand il l'ouvre d'un coup sec, une rafale de neige s'engouffre dans le wagon. Il descend sur le ballast.

Lorsqu'une hôtesse du Capitole se précipite pour l'aider, il la repousse avec superbe avant de s'éloigner en titubant.

— J'ai juste envie d'un peu d'air frais. Je reviens tout de suite.

— Désolée. Il a bu, Dis-je sur un ton d'excuse. Je vais ; le chercher.

Je saute en bas du wagon et longe les rails pour le rejoindre, en chaussons dans la neige. Il me conduit jusqu’au bout du train afin que nous puissions parler sans crainte d’être entendus. Puis il se retourne vers moi. 

— Alors ?

Je lui raconte tout: la visite du président, Gale, le sort qui nous attend tous en cas d’échec.

Dégrisé, il parait subitement plus vieux a la lueur rougeâtre des phares.

— Donc, tu ne peux pas te permettre d’échouer.

— Si seulement vous vouliez bien m’aider a jouer mon rôle pendant la Tournée.

 — Non, Katniss, tout ceci va beaucoup plus loin que la Tournée.

— Comment ca? Dis-je

— Même si tu t’en sors cette fois, ils reviendront dans quelques mois pour nous conduire aux jeux. Peeta et toi êtes les nouveaux mentors du district, à présent. Et chaque année ils feront revivre votre histoire avec des reportages sur votre vie privée, si bien que tu es condamnée a vivre heureuse et a avoir beaucoup d’enfants avec ce garçon.

Je prends ces paroles en pleine figure. Je ne pourrai donc jamais vivre avec Gale. Pas plus qu’on ne me laissera vivre seule. Je serai obligée d’aimer Peeta pour toujours. Le Capitole y mettra un point d’honneur. On m’accordera quelques années auprès de ma mère et de Prim, Peut-être, parce que je n’ai encore que seize ans. Mais ensuite...ensuite...

 — Tu comprends ce que j’essaie de te dire ? Insiste Haymitch.

 Je hoche la tète. Il est en train de me dire qu’il n’y a qu’un seul avenir pour moi, si je veux protéger ceux que j’aime et rester en vie. Je vais devoir épouser Peeta

 

 

 

 

 

4

Nous regagnons le train en silence. Dans le couloir devant ma porte, Haymitch me donne une tape sur l'épaule.                                                                                                               —tu  aurais pu tomber plus mal, tu sais.                                                                                                 Il s’éloigne en direction de son compartiment, emportant avec lui ses effluves de vin.

Dans, ma chambre, j'ôte mes chaussons trempés, ma robe de chambre humide et mon pyjama. J'en ai d'autres dans mes tiroirs mais je me contente de me glisser entre les draps en sous vêtements. Les yeux ouverts dans le noir, je repense à ma conversation avec Haymitch. Tout ce qu'il a dit était vrai à propos des attentes du Capitole, de mon avenir avec Peeta, même son dernier commentaire. Bien sûr qu'il y avait pire que Peeta. La question n'est pas là : l'une des rares libertés qui nous restent au district Douze, c'est le droit

D’épouser qui nous voulons, voire de ne pas nous marier. Et voilà que je n'ai même plus ça. Je me demande si le président Snow insistera pour que nous ayons des enfants, Si oui, ils devront affronter la Moisson chaque année. Quel événement ce serait de voir sélectionné pour l'arène l'enfant non pas d'un, mais de deux vainqueurs. Plusieurs enfants d’anciens gagnants ont déjà connu cette situation. Tout le monde se désole de voir le sort s'acharner à ce point sur une même famille. Mais cela se produit un peu trop souvent pour n'être qu'une coïncidence. Gale est convaincue que le Capitole le fait exprès, en truquant le tirage pour renforcer l'aspect dramatique. Grâce à moi, mes enfants seront sûrs d'avoir leur place réservée pour les Jeux.

Je songe à Haymitch, célibataire, sans famille, enfermé dans la boisson. Il aurait pu choisir n'importe quelle femme du district. Et il a préféré la solitude. Non, pas la solitude — ce mot sonne un peu trop bien. Plutôt le « confirment solitaire ». Est-ce par peur d'exposer ses enfants au danger dans l'arène ? J'ai eu un avant—goût de cette peur en entendant le nom de Prim le jour de la Moisson, en la regardant marcher vers sa mort jusqu'à l'estrade. Mais, en tant que sœur, je pouvais toujours prendre sa place. Cette option est interdite à une mère.

Je cherche désespérément une solution. Je refuse de laisser le président Snow me condamner à cela. Plutôt me suicider. Cependant, avant d'en arriver là, j'essaierais de m'enfuir. Que feraient-ils si je disparaissais purement et simplement ? Si je m'enfonçais dans la forêt pour ne jamais revenir ? Arriverais-je à emmener ceux que j'aime avec moi, à démarrer une nouvelle vie dans la nature ? Hautement improbable, mais pas impossible.

Je secoue la tête pour m'éclaircir les idées. L'heure n'est 1 pas aux plans d'évasion insensés. Je dois me concentrer sur la Tournée de la victoire. Trop de gens dépendent de mal prestation.

L'aube point sans que j'aie pu m'endormir, et Effie vient frapper à ma porte. J'enfile des vêtements piochés au hasard dans mes tiroirs et me traîne jusqu'au wagon-restaurant. Je n'en vois pas l'intérêt, puisque c'est une journée de voyage, mais apparemment les soins du visage et des mains dont on m'a gratifiée la veille étaient uniquement destinés à me conduire jusqu'à l'arène. Aujourd'hui, mon équipe de préparation va s'occuper de moi de la tête aux pieds. 

À quoi bon ? Il fait trop froid pour montrer quoi que ce soit Dis-je d'un ton maussade.

Pas dans le district Onze, rétorque Effie. Le district Onze. Notre première étape. J'aurais préféré commencer par un autre district que celui de Rue. Mais la tournée de la victoire se déroule toujours de la même manière, en général, elle commence par le Douze puis se poursuit par ordre décroissant jusqu'au district Un, et se termine au Capitole. Le district du vainqueur est rejeté en dernière position, il est le théâtre du point d'orgue de la fête. Comme le Douze est celui qui organise la réception la moins fastueuse — le plus souvent, un simple banquet pour les tributs, suivi d'une acclamation publique sur la Grand-Place qui manque singulièrement de chaleur, il est sans doute doute préférable de s'en débarrasser le plus tôt |possible. Sauf que cette année, pour la première fois depuis la victoire d'Haymitch, la dernière étape de la Tournée se déroulera au district Douze. Et c'est le Capitole qui se charge des festivités.

J’essaie de profiter de la nourriture, comme Hazelle me la Conseillé. Le personnel de cuisine cherche manifestement à me faire plaisir. Il m'a préparé mon plat favori, du ragoût d’agneau aux pruneaux, entre autres mets délicieux. Un jus d’oranges pressées ainsi qu'un pot de chocolat fumant Attendent sur la table. Je dévore comme un ogre, et le repas est irréprochable, mais on ne peut pas dire que je savoure. Et puis, je suis contrariée de me retrouver seule à table avec Effie

—Où sont passés les autres ?

 —Oh, va savoir où traîne encore Haymitch, répond Effie. (Je ne songeais pas vraiment à lui, car il y a de fortes chances qu'il vienne tout juste de se mettre au lit.) Cinna est resté debout très tard, à ranger ton wagon de vêtements, Il doit avoir plus d'une centaine de tenues pour toi. Tes robes du soir sont fantastiques. Quant aux préparateurs de Peeta, je crois qu'ils dorment encore.

 —Pourquoi ? Il n'a pas besoin de préparation, lui ?

Pas autant que toi.

Que faut-il comprendre par là ? Tout simplement que je vais passer la matinée à me faire épiler tout le corps pendant que Peeta continuera à dormir. Je n'y avais jamais; réfléchi, mais, dans l'arène, certains garçons ont eu le droit de conserver leur pilosité, contrairement aux filles. Je me souviens de Peeta, quand je le lavais au bord du ruisseau. Comme il paraissait blond dans le soleil, une fois débarrassa de la boue et du sang. Seul son visage demeurait parfaitement lisse. Aucun des garçons n'avait de poil au menton. Pourtant, certains étaient assez âgés pour ça. Bizarre.

Si je me suis levée du pied gauche, c'est encore pire pour; mes préparateurs. Je les regarde avaler des litres de café et se partager des pilules de toutes les couleurs. Autant que; je sache, seul un cas d'urgence nationale — comme mes jambes velues — peut les tirer du lit avant midi. J'étais si contente quand mes poils ont repoussé. J'y voyais le signe d'un retour possible à la normale. Je caresse une dernière fois le duvet qui boucle le long de mes mollets, puis je m'abandonne aux mains de mon équipe. Personne n'a vraiment envie de bavarder, si bien que j'entends chaque poil s'arracher de son follicule. On me fait macérer dans une baignoire remplie d'une solution épaisse et nauséabonde, un masque hydratant sur le visage et les cheveux recouverts d'un soin. Suivent deux autres bains dans des concoctions moins désagréables. On m'épile, on me ponce, on me masse et on m’enduit interminablement le corps d'huiles parfumées

Flavius me soulève le menton avec un petit soupir.

Quel dommage que Cinna soit hostile à toute altération.

Oui, il y aurait de quoi te rendre absolument extraordinaire, regrette Octavia.

 — Quand elle sera plus grande, dit Venia d'un air farouche. Il sera bien obligé de nous laisser faire. 

 Les laisser faire quoi ? Me gonfler les lèvres comme celles du président Snow ? Me tatouer les seins ? Me teindre en magenta et m'implanter des joyaux sous la peau ? Tracer des cicatrices ornementales sur mon visage ? Me doter de griffes ou de moustaches de chat ? J'ai vu toutes ces choses et bien d'autres sur les gens du Capitole. Savent-ils seulement à  quel point ils paraissent monstrueux à nos yeux ? L’idée d'être livrée en pâture aux caprices esthétiques de mon équipe de préparation vient s'ajouter à la longue liste de mes préoccupations, mon corps martyrisé, le manque de sommeil, ce mariage qu'on voudrait m'imposer et l’angoisse de ne pas réussir à satisfaire le président Snow. Quand arrive l'heure du déjeuner, qu'Effie, Cinna, Portia, Haymitch et Peeta ont commencé sans moi, je suis trop accablée pour avoir envie de parler. Tout le monde s'extasie sur la nourriture, sur le confort des wagons-lits. Ils sont tous très excités par la Tournée. Enfin, tous sauf Haymitch. Affligé d'une sérieuse gueule de bois, il mange un muffin du bout des lèvres. Je n'ai pas très faim non plus, Peut-être parce que j'ai pris un petit déjeuner trop riche, ou à cause de mon humeur maussade. Je contemple mon bol de bouillon et j’y trempe ma cuillère de temps en temps. Je ne parviens même pas à regarder Peeta, le futur mari qu'on m'a choisi. Je sais pourtant qu'il n'est pour rien dans cette histoire.  Les autres tentent de m'intégrer à la conversation, mais je reste murée dans mon mutisme. Le train s'immobilise inopinément. Le serveur vient nous informer que, cette fois, il ne s'agit pas de refaire le plein : une pièce de la locomotive est tombée en panne et va devoir être remplacée. Il y en aura pour plus d'une heure. Effie est dans tous ses états. Elle sort son programme et entreprend de nous démontrer que ce retard risque d'affecter chaque éléments de notre vie jusqu'à la fin de nos jours. Au bout d'un moment, je n'y tiens plus et j'explose. On s'en fiche, Effie !out le monde a l'air choqué, même Haymitch, qui est d'habitude toujours de mon côté car Effie a tendance à porter sur les nerfs. Je me retrouve immédiatement sur la défensive. Eh bien quoi ? C'est vrai ! Dis-je, avant de me lever et de quitter le wagon-restaurant

J'ai soudain la sensation d'étouffer, dans ce train. En plus, je suis au bord de la nausée. Je gagne la portière, l'ouvre d'un coup sec — ce qui déclenche une alarme, quel j'ignore et bondis dehors. Alors que je m'attendais à atterrir dans la neige, un air tiède et parfumé me caresse la peau. Les arbres ont encore des feuilles vertes. Avons-nous pu descendre si loin au sud en une seule journée ? Je m'éloigne le long de la voie, en plissant les paupières sous le soleil aveuglant, regrettant déjà mon attitude envers Effie. Elle n'est pour rien dans mes ennuis. Je devrais retourner la voir et m'excuser. J'ai agi de la façon la plus grossière qui soit et je sais à quel point les bonnes manières sont importantes pour elle. Je continue néanmoins à longer la voie, presque malgré moi, dépassant la queue du train que je laisse derrière moi. Un retard d'une heure. Même si je marche vingts bonnes minutes tout droit, j'aurai encore largement le temps de revenir. Au lieu de cela, après Quelques centaines de mètres, je me laisse tomber par terre et je reste assise là, les yeux perdus dans le lointain. Si j’avais eu un arc et des flèches, aurais-je continué ?

Au bout d'un moment, j'entends des bruits de pas dans mon dos. Sans doute Haymitch, qui vient me remonter les bretelles. Je ne l'aurai pas volé, mais je n'ai aucune envie de l'écouter.

—  Si c'est pour un sermon, je ne suis pas d'humeur,

Dis-je en fixant la motte d'herbe devant mes chaussures.

— Je vais essayer d'être bref, dit Peeta en s'asseyant à coté de moi.

Oh. Je croyais que c'était Haymitch. Non, il est toujours sur son muffin. (Je regarde Peeta plier sa jambe artificielle.) Mauvaise journée, hein ?

—Ce n'est rien.

Il respire profondément.

Ecoute, Katniss, je voulais revenir sur notre dernière discussion dans le train. Le précédent, je veux dire. Celui qui nous a reconduits chez nous. J'ai toujours su qu'il y avait quelque chose entre Gale et toi. J'étais jaloux de lui avant même de faire officiellement ta connaissance. Et ce n'était pas juste, d'attendre de toi que tu continues à te comporter comme dans les Jeux. Je suis désolé.

Ses excuses me prennent au dépourvu. Quand je lui ai avoué que notre amour était un numéro destiné aux Jeux, Peeta l'a très mal pris, c'est vrai. Mais je ne lui en veux pas. Dans l'arène, j'ai joué à fond la carte du romantisme. Par moments, j'en suis même arrivée à douter de mes propres sentiments. C'est encore le cas, d'ailleurs.

           Je suis désolée moi aussi, dis-je.

Je ne sais pas pourquoi exactement. Peut-être parce qu'il existe un risque bien réel que je sois sur le point de causer, la perte de Peeta.

— Tu n'as aucune raison d'être désolée. Tu as fait ce qu'il fallait pour nous garder en vie. Mais on ne peut pas continuer comme ça, à s'ignorer dans la vie réelle et batifoler tous les deux dans la neige dès qu'il y a une caméra en vue. Donc j'ai pensé que si j'arrêtais de me draper dans ma dignité offensée, on pourrait essayer d'être tout simplement amis.

Mes amis risquent fort de connaître une fin prématurée, mais ce n'est pas en repoussant Peeta que je le sauverai.

— D'accord, dis-je.

Sa proposition m'apaise. Je me sens tout à coup moins hypocrite. Ca aurait été bien qu'il la fasse plus tôt, avant que le président Snow m'apprenne qu'il avait d'autres projets pour nous, qu'une simple amitié ne lui suffirait pas. Quoi qu'il en soit, je suis heureuse que nous recommencions à nous parler.

— Alors, qu'est-ce qui te tracasse ?

Je ne peux pas le lui dire. J'arrache une poignée d'herbe.

— Essayons quelque chose de plus facile. Tu ne trouves pas bizarre que je sache que tu as risqué ta vie pour sauver la mienne... mais que j'ignore quelle est ta couleur préférée ?

Un sourire fugace m'étire les lèvres.

— Le vert. Et toi ?

— L'orange.

— L'orange ? Comme les cheveux d'Effie ?

— En un peu moins criard, admet-il. Plus... crépusculaire.

Crépusculaire. J'imagine le soleil au ras de l'horizon, le ciel strié de nuances rose orangé. Magnifique. Je me souviens des fleurs sur le glaçage de ses cookies, et maintenant que Peeta me parle de nouveau, j'ai toutes les peines du monde à ne pas lui raconter mon entrevue avec le président Snow. Mais je sais qu'Haymitch n'apprécierait pas. Mieux vaut s’en tenir à des sujets sans importance.                                                                                                                                            —Tu sais que je n'arrête pas d'entendre des compliments sur ta peinture ? J'ai honte, mais je crois bien que je n’ai pas vu un seul de tes tableaux, dis-je.                                                                                                                                      —Oh, pour ça, j'en ai tout un wagon. (Il se lève et me tends la main.) Viens.                                                                                                                              C'est bon de glisser mes doigts dans les siens comme avant, non pas pour la caméra, mais par amitié sincère. Nous retournons vers le train, main dans la main. Devant la portière, je m'arrête.                                                                                                                   Il faut d'abord que j'aille m'excuser auprès d'Effie.                                                              —N'aie pas peur d'en faire trop, me conseille Peeta.                                                                       Si bien qu'en regagnant le wagon-restaurant, où les autres sont toujours à table, j'adresse à Effie des excuses qui me paraissent très exagérées mais qui, dans son esprit, doivent a peine compenser mon infraction à l'étiquette. Je dois reconnaître qu'elle les accepte avec élégance. Selon elle, il est clair que je suis soumise à une pression énorme. Et elle ne s'étend pas plus de cinq minutes sur la nécessité que quelqu'un veille au respect de l'horaire. Vraiment, je m'en lire à bon compte.                                                                                                                                                    Une fois qu'Effie a terminé, Peeta m'entraîne quelques wagons plus loin pour me montrer ses œuvres. Je n'ai aucune idée de ce qui m'attend. Une version géante de ses Cookies fleuris, Peut-être. Mais je découvre quelque chose de radicalement différent. Peeta a représenté les Jeux.                                                                                                                                                    Certaines scènes doivent sembler anodines à ceux qui n'étaient pas dans l'arène avec nous. De l'eau qui goutte à travers les fissures de notre grotte. Le lit du torrent à sec. Deux mains, les siennes, en train de fouiller le sol à la recherche de racines comestibles. D'autres sont immédiatement reconnaissables. La silhouette dorée de la Corne d'abondance. Clove en train de ranger ses couteaux à l'intérieur de son blouson. L'une des mutations génétiques, sans doute Glimmer à voir son poil blond et ses yeux verts caractéristiques, qui semble jaillir hors du tableau. Et moi. Je suis partout. Perchée dans un arbre. En train de battre une chemise contre les pierres du torrent. Étendue inconsciente dans une flaque de sang. Et une image que je situe mal — Peut-être celle qu'il avait de moi lorsqu'il était brûlant de fièvre — où j'émerge d'une brume grise et scintillante assortie à mes yeux.                                                                                                                                                — Qu'en penses-tu ? me demande-t-il.                                                                                                                          — Je déteste! (Je crois flairer l'odeur du sang, de la poussière, l'haleine déplaisante de la mutation génétique.) Je passe mon temps à m'efforcer d'oublier l'arène, et toi, tu cherches à l'immortaliser. Comment peux-tu te rappeler ces choses avec autant de précision ?                                                                                                               — Je les revois toutes les nuits, répond-il.                                                                                                                                     Je sais de quoi il parle. Il m'arrivait d'avoir des cauchemars avant les Jeux, mais désormais j'en fais dès que je ferme les yeux. Pas ce vieux cauchemar où je voyais mon père se faire déchiqueter dans la mine, non, plutôt des variantes de ce que nous avons traversé dans l'arène. Ma vaine tentative pour sauver Rue. Peeta en train de se vider de son sang. Le corps boursouflé de Glimmer qui se désagrège entre mes mains. La fin abominable de Cato sous les crocs des mutations génétiques. Voilà les scènes qui reviennent le plus souvent.                                                                                                                                            — Moi aussi. Est-ce que ça t'aide, de les peindre ?                                                                                                     — Je ne sais pas. Je crois que j'ai moins peur d'aller me coucher, mais Peut-être que je me fais des idées, avoue-t-il. En tout cas, les visions ne s'estompent pas.                                                                                                                                EIles ne s'estomperont Peut-être jamais. Comme celles d’ Haymitch.                       Même si notre mentor n'en parle jamais, je suis sûre que c’est pour ça qu'il n'aime pas dormir dans le noir.                                                                                                                     — Et oui. Mais je préfère me réveiller avec un pinceau dans les mains plutôt qu'un couteau. Vraiment, tu n'aimes pas ?                                                                                             — Non. Ce qui ne veut pas dire que tes tableaux sont mauvais, je les trouve extraordinaires. (Je suis sincère. Mais je ne veux pas les contempler une minute de plus.) Aimerais-tu voir mes œuvres ? Cinna a fait un travail fantastique.                                                                                                                                    Peeta rit.                                                                                                                                     — Plus tard. (Le train s'ébranle, et je vois le paysage se remettre à défiler derrière la vitre.) Viens, on est presque arrivé au district Onze. Allons y jeter un coup d'œil.                                                                  Nous gagnons le wagon de queue. On y trouve des fauteuils et des canapés, mais, surtout, les vitres arrière coulissent dans le plafond, de sorte qu'on voyage presque à l’extérieur, au grand air, en profitant du panorama. Des troupeaux de vaches laitières paissent dans une immense pleine herbeuse, très différente des forêts de chez nous. Le train ralentit progressivement. Je m'attends à un nouvel arrêt, quand une palissade grillagée se dresse devant nous. Fulminant à plus de dix mètres et surmontée de rouleaux lie barbelé, elle fait paraître bien inoffensive celle que nous connaissons au district Douze. J'examine aussitôt le pied du grillage, bardé de grosses plaques métalliques. Ce n'est la dessous qu'on risque de se faufiler, de s'échapper pour braconner. Puis je remarque les miradors qui se dressent à intervalles réguliers, tenus par des hommes en armes, plantés de manière incongrue au milieu des fleurs sauvages.                                                                                                    — Voilà autre chose, dit Peeta.                                                                                     Rue avait bien laissé entendre que la loi était appliquée avec plus de sévérité dans le district Onze. Mais je ne l'imaginais pas à ce point.                                                                                                                               Les champs se déploient à perte de vue. Des hommes, des femmes et des enfants, protégés du soleil par des chapeaux de paille, se redressent un moment pour nous regarder passer et soulager leur dos. J'aperçois des vergers au loin. Je me demande si c'est là que travaillait Rue, à cueillir les fruits sur les plus hautes branches. Des masures — en comparaison, les maisons de la Veine sont des palais — se  dressent ici et là, par petits groupes, mais on n'y voit personne. Tout le monde doit travailler aux champs.                                                                                                             Le paysage défile, et défile encore. Je suis stupéfaite par l'immensité de ce district.                                                                                                          — Combien de gens vivent ici, à ton avis ? me demande Peeta.                                  Je secoue la tête. À l'école, on parle d'un district de grande taille, sans plus de précisions. Sans mentionner le nombre de ses habitants. Mais ces gosses qu'on voit à l'écran chaque année, le jour de la Moisson, ne sont sans doute qu'un échantillon de la population globale. Comment font-ils ? Ont-ils des éliminatoires ? Les gagnants sont-ils désignés à l'avance, et tenus d'assister au tirage final ? Comment Rue a-t-elle pu se retrouver seule sur cette estrade, sans personne pour s'offrir à prendre sa place ?                                                                                                                       Je commence à me lasser de cette immensité, de l'étendue infinie de cet endroit. Quand Effie vient nous dire d'aller nous habiller, j'obéis sans discuter. Je me rends dans mon compartiment et je laisse mes préparateurs me coiffer et me maquiller. Cinna nous rejoint avec une jolie robe orange parsemée de motifs de feuilles mortes. Je me dis que Peeta va adorer la couleur.                                                                                     Effie nous réunit Peeta et moi pour revoir avec nous le planning de la journée. Dans certains districts, le vainqueur traverse la ville sous les acclamations de la foule. Mais dans Onze Peut-être faute d'une ville à proprement parler, à voir la dispersion des habitations, ou Peut-être que le district ne peut pas se permettre d'immobiliser tant de monde en période de récolte — l'apparition publique est confinée à la Grand-Place. Elle a lieu devant l'hôtel de justice, un gigantesque bâtiment de marbre. L'édifice devait être superbe autrefois, mais le temps ne l'a pas épargné. Même à la télévision, on remarque le lierre le long de la façade craquelée, l'affaissement du toit. La Grand-Place elle—même est bordée de boutiques vermoulues, pour la plupart à l’abandon. J'ignore où vivent les riches du district Onze mais ce n'est pas ici.                                                                                                                                                     Notre exhibition aura lieu dehors, sous ce qu'Effie appelle « la véranda» — l'espace dallé entre les portes d’entrée et l'escalier, ombragé par un avant-toit à colonnade. On nous présentera Peeta et moi, le maire lira un discours en notre honneur, puis nous répondrons par des remerciements de convenance rédigés à notre intention par le Capitole. Quand un vainqueur a eu un allié précieux parmi ses concurrents, il est d'usage d'inclure quelques commentaires personnels. Je suis censée dire un mot pour Rue, et pour Thresh aussi, d'ailleurs, mais chaque fois que j’ai essayé de l'écrire à la maison, je suis restée pétrifiée devant ma feuille blanche. Il m'est difficile de les évoquer sans tomber dans la sensiblerie. Heureusement, Peeta a préparé quelques phrases de son côté et, avec de légères modifications, elles devraient convenir pour nous deux. A l'issue de la cérémonie, on nous remettra une espèce de trophée puis nous nous retirerons à l'intérieur de l'hôtel de justice, où un banquet nous attendra.                                                                                                              Tandis que le train s'immobilise dans la gare du district Onze, Cinna apporte la touche finale à ma tenue : il remplace mon serre-tête orange par un serre-tête en or et fixe sur ma robe ma broche à l'emblème du geai moqueur. Il n'y a aucun comité d'accueil sur le quai, juste une escouade de huit Pacificateurs qui nous escorte jusqu'à un véhicule blindé. Efïie renifle tandis que la portière claque derrière nous.                                                                                                      — On croirait vraiment que nous sommes des criminels, bougonne-t-elle.                                                                                                                                   « Pas vous, Efïie. Seulement moi. »                                                                                Le véhicule nous conduit à l'arrière de l'hôtel de justice. On s'engouffre à l'intérieur. Je flaire les odeurs du banquet qui ne parviennent pas à masquer complètement des relents de moisi et de pourriture. Nous n'avons guère le temps d'examiner les lieux. Alors que l'on nous guide droit vers l'entrée, j'entends l'hymne démarrer sur la place. Quelqu'un accroche un micro à ma robe. Peeta me prend la main gauche. Le maire annonce notre arrivée, et les grandes portes s'ouvrent en grinçant.                                                                                                   — Souriez ! nous dit Effie, avant de nous pousser en avant.                                      Nous avançons comme des automates.                                                                                 « On y est. C'est là que je vais devoir convaincre tout le monde que je suis folle amoureuse de Peeta. » La cérémonie solennelle est si étroitement balisée que je vois mal comment m'y prendre. Aucun baiser n'a été prévu. Peut-être trouverai-je néanmoins l'occasion d'en glisser un.                                                                                                                 Les applaudissements sont nourris, mais il manque les effusions de joie que nous avons connues au Capitole, les acclamations, les youyous et les sifflets. Nous traversons la véranda ombragée et nous arrêtons au sommet des marches en marbre, sous un soleil aveuglant. Quand mes yeux s’habituent à la lumière, je remarque que les façades de la Grand-Place ont été ornées de bannières qui aident à camoufler son délabrement. La place est noire de monde, mais, une fois encore, les gens ne représentent qu'une infime partie de la population du district.                                                                                                                              Et comme d'habitude, on a réservé une tribune spéciale au pied de l'estrade pour les familles des tributs morts. Pour Tresh, on ne voit qu'une vieille dame au dos voûté, ainsi qu’une fille musclée et large d'épaules qui doit être sa sœur. Pour Rue... Je ne m'étais pas préparée à affronter sa famille. Ses parents, dont le visage porte encore les stigmates du chagrin. Ses cinq frères et sœurs, qui lui ressemblent tellement. Leur silhouette fluette, leurs grands yeux bruns lumineux. On dirait une volée d'oisillons noirs.                                                                                                               Les applaudissements s'apaisent, et le maire prononce son discours Deux fillettes s'avancent, chargées de bouquets gigantesques. Peeta prononce les remerciements convenus, puis vient mon tour de parler. Heureusement, ma mère et Prim m'ont fait répéter mon texte au point que je pourrais le réciter en dormant.

Peeta a noté ses commentaires personnels sur un carton, mais il ne le sort pas. Avec sa simplicité et son bagout habituels, il rappelle que Thresh et Rue avaient réussi à faire  partie des huit derniers, qu'ils m'ont sauvée tous les deux — en le sauvant lui-même, indirectement —, et que nous leur en serons éternellement reconnaissants. Puis il hésite, avant d'ajouter quelque chose qui ne figurait pas sur le carton. Peut-être parce qu'il craignait qu'Effie ne lui demande de le supprimer.

— Rien n'effacera jamais leur chagrin, mais, en témoignage de gratitude, nous aimerions que les deux familles des tributs du district Onze reçoivent chaque année un mois de nos gains, jusqu'à la fin de nos jours.                                                                                                      La foule ne peut retenir des murmures et des exclamations de stupeur. L'offre de Peeta est sans précédent. Je ne sais même pas si elle est légale. Sans doute l'ignore-t-il lui aussi, raison pour laquelle il a préféré ne pas demander. Quant aux familles, elles nous fixent avec des regards éberlués. Leur vie a basculé à tout jamais avec la mort de Thresh et de Rue, mais ce cadeau lui fait prendre un nouveau tour. Nos gains d'un mois suffiront aisément à les nourrir une année entière. Aussi longtemps que nous vivrons, elles ne connaîtront plus la faim.

Je regarde Peeta et il m'adresse un sourire triste. J'entends la voix d'Haymitch : « Tu aurais pu tomber plus mal. » En cet instant, impossible même d'imaginer comment j'aurais pu mieux tomber. Ce cadeau... c'est parfait. De sorte qu'en me dressant sur la pointe des pieds pour l'embrasser, je n'ai pas l'impression de me forcer.

Le maire s'avance, et nous remet à chacun une plaque si imposante que je dois poser mon bouquet pour la recevoir. Alors que la cérémonie est sur le point de s'achever, je sens sur moi le regard de l'une des sœurs de Rue. Elle a autour de neuf ans, et c'est la réplique exacte de Rue, jusqu'à cette façon de se tenir, les bras légèrement écartés. En dépit de la bonne nouvelle à propos de nos gains, elle paraît amère. En fait, son expression est lourde de reproches. Parce que je n'ai pas sauvé Rue ?                                                                                                                                                 « Non, me dis-je. C'est parce que je ne l'ai toujours pas remerciée. »

Un sentiment de honte m'envahit. La petite a raison Comment puis—je rester là, passive, muette, en laissant! Peeta s'exprimer pour nous deux ? Si elle avait gagné, Rue n'aurait jamais agi de cette manière. Je me souviens du soin que j'ai pris dans l'arène à la couvrir de fleurs, afin que sa mort marque les esprits. Ce geste perdra toute signification ni je ne fais rien maintenant.                                                                              — Attendez ! (Je m'avance en serrant ma plaque contre ma poitrine. Mon temps de parole est écoulé, mais je ne peux pas en rester là. Je le dois aux défunts. Et même si j’avais  offert tous mes gains à leurs familles, cela n'excuserait pas mon silence aujourd'hui.) Attendez, je vous en prie.

Je ne sais par où commencer, mais à peine ai-je ouvert la bouche que les mots semblent sortir d'eux-mêmes, comme si je les ressassais depuis longtemps.

— Je veux exprimer ma gratitude envers les tributs du district Onze, dis-je. (Je regarde les deux parentes de Tresh)Je n'ai parlé à Thresh qu'une seule fois. Juste le temps pour lui de m'épargner. Je ne le connaissais pas, mais je le respectais. Pour sa force. Pour son refus de se plier règles, hormis les siennes. Les carrières le voulaient dans leur équipe depuis le début, mais il avait refusé. Je le respectais pour ça.

Pour la première fois, la femme voûtée — serait-ce la grand— mère de Thresh? — relève la tête. L'ombre d'un sourire joue sur ses lèvres.

Un silence complet s'est abattu sur la foule, au point que je me demande comment font les gens. Ils doivent tous retenir leur souffle.

Je me tourne vers la famille de Rue.                                                                                             — J'ai l'impression d'avoir connu Rue, par contre, et son souvenir ne me quittera jamais. Je la retrouve dans tout se qui est beau. Je la vois dans les fleurs jaunes qui poussent du lis notre Pré devant chez moi, dans les geais moqueurs qui chantent dans les arbres. Mais surtout je la revois dans ma petite sœur, Prim. (Ma voix se fêle, mais j'ai presque fini.) Alors, merci pour vos enfants. (Je redresse le menton pour m'adresser à la foule.) Et merci à tous pour le pain.                                                                                                       Je reste là, muette et toute petite, sous le poids de ces milliers de regards. Il y a un long silence. Puis, dans la foule, quelqu'un commence à siffler la petite mélodie à quatre notes de Rue. Celle qui annonce la fin d'une journée de travail dans les vergers. Notre signal de reconnaissance dans l'arène. Je repère le siffleur, un vieillard tout ratatiné en chemise et salopette rouges. Nos regards se croisent.                                                                                                                                    La suite n'est pas un accident. Elle est trop bien exécutée pour être spontanée. À l'unisson, toutes les personnes présentes pressent contre leurs lèvres trois doigts de la main gauche, avant de les tendre vers moi. Le vieux signal du district Douze, le dernier adieu que j'ai adressé à Rue dans l’arène.                                                        Avant mon entrevue avec le président Snow, ce geste m'aurait émue aux larmes. Mais avec l'ordre qu'il m'a donné de ramener le calme dans les districts, il m'emplit de terreur. Que pensera-t-il de cet hommage de la foule à celle qui a défié le Capitole ?

Les conséquences de mes paroles me frappent en pleine face. Sans en avoir l'intention — je voulais seulement dire merci — j'ai engendré une réaction dangereuse. Un acte de rébellion de la part des habitants du district Onze. Précisément le genre d'attitude que je suis censée décourager !

J'essaie de trouver des mots qui puissent rattraper mon erreur, l'annuler, mais un léger grésillement m'apprend qu'on vient de couper mon micro. Le maire reprend la parole. Nous recevons une dernière salve d'applaudissements. Peeta me reconduit vers les portes sans se rendre compte de rien.

Je me sens toute drôle, et je dois m'arrêter un instant. Des taches lumineuses dansent dans mon champ de vision.

— Ça va ? S’inquiète Peeta.

—Juste la tête qui qui tourne. C'est le soleil, dis-je. (Je regarde son bouquet.) J'ai oublié mes fleurs.                                                                                                                              — Je vais te les chercher.                                                                                                 —  Non, je peux le faire.

Nous serions en sécurité à l'intérieur de l'hôtel de justice à présent, si je ne m'étais pas arrêtée, si je n'avais pas laissé mes fleurs. Mais là, depuis la véranda, nous assistons à toute la scène.

Les Pacificateurs traînent au sommet des marches le vieillard qui a sifflé. Le forcent à se mettre à genoux devant la foule. Et lui logent une balle dans la tête.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5

 

  A peine l'homme s'est-il écroulé sur les marches qu'un cordon de Pacificateurs en uniformes blancs vient nous boucher la vue. Plusieurs d'entre eux braquent sur nous des armes automatiques en nous repoussant vers les portes.

           On s'en va ! s'écrie Peeta, et il écarte un Pacificateur qui m'a attrapée par le bras. On s'en va, d'accord ? Viens Katniss.

Il me prend par la taille et m'entraîne dans l'hôtel de justice. Les Pacificateurs sont à deux pas derrière nous. A peine avons-nousregagné l'intérieur que les portes claquent. Nous entendons le bruit de bottes des soldats qui s'éloignent.

Haymitch, Effie, Portia et Cinna, le visage crispé, nous attendent sous un écran mural rempli de neige parasite.

           Que s'est-il passé ? nous demande aussitôt Effie. La transmission a été coupée juste après le discours adorable de Katniss, et ensuite Haymitch a cru entendre un coup de feu. Je lui ai dit que c'était ridicule, mais qui sait ? Il y a des fous partout !

           Il ne s'est rien passé, Effie, répond tranquillement Peeta. Juste un vieux pot d'échappement qui a éclaté. Deux nouveaux coups de feu. Les portes n'étouffent pas grand chose. De qui s'agissait-il, cette fois ? De la grand— mère de Thresh ? De l'une des sœurs de Rue ?

— Tous les deux. Avec moi, ordonne Haymitch.

Peeta et moi lui emboîtons le pas, laissant les autres derrière nous. Les Pacificateurs postés autour de l'hôtel de justice ne s'intéressent guère à nos allées et venues, maintenant que nous sommes en sécurité à l'intérieur. Nous grimpons sur un splendide escalier de marbre qui débouche sur un long couloir à la moquette élimée. Une porte à double battant, restée ouverte, nous invite à entrer dans la |première salle que nous voyons. Le plafond culmine à plus de six mètres. Les moulures sont ornées de motifs fruitiers et floraux, et des angelots grassouillets nous contemplent depuis chaque coin. Des vases fleuris dégagent un parfum écœurant qui me pique les yeux. Nos tenues de soirée pendent sur des cintres le long du mur. Cette salle nous était visiblement réservée, mais nous y restons tout juste le temps de déposer nos cadeaux. Puis Haymitch nous arrache nos micros, les fourre sous les coussins du canapé, et nous fait signe de le suivre.

Autant que je sache, il n'est venu ici qu'une fois, lors de sa Tournée de la victoire voilà plusieurs dizaines d'années. Mais il doit posséder une mémoire remarquable ou un instinct très sûr, parce qu'il nous entraîne sans hésiter à travers un labyrinthe d'escaliers tortueux et de couloirs de plus eu plus étroits. Par moments, il doit s'arrêter le temps de forcer une porte. À la manière dont les gonds résistent, je devine que celles—ci n'ont plus fonctionné depuis longtemps. Il finit par nous conduire au pied d'une trappe munie d'une échelle. En grimpant à la suite d'Haymitch, nous débouchons dans le dôme de l'hôtel de justice. L’endroit est immense, encombré de vieux meubles, de piles de livres et d'armes rouillées. Une épaisse couche de poussière recouvre le tout. Un peu de lumière filtre péniblement par quatre carreaux crasseux disposés sur le pourtour du dôme. Haymitch referme la trappe d'un coup de pied et se tourne vers nous.

           Alors ? demande-t-il.

Peeta lui raconte en détail ce qui s'est déroulé sur la Grand-Place. Le sifflement, le salut de la foule, notre hésitation sous la véranda, l'exécution du vieillard.

            Que se passe-t-il, Haymitch ? demande à son tour Peeta.

            Ce serait mieux si tu lui disais, toi, me conseille Haymitch.

Je ne suis pas de cet avis. Je crois que ce sera cent fois pire si ça vient de moi. Pourtant, je raconte tout à Peeta aussi calmement que possible. Je lui parle du président! Snow, de l'agitation qui règne dans les districts. J'aborde même notre baiser avec Gale. Je lui explique que nous sommes tous en danger, que le pays entier est menacé à cause de mon petit numéro avec les baies.

           J'étais censée tout arranger à l'occasion de cette Tournée. Convaincre ceux qui en doutaient que j'avais agi sous l'emprise de l'amour. Apaiser les choses. Mais apparemment j'ai juste réussi à faire tuer trois innocents, sans compter les personnes présentes sur la Grand-Place, qui risquent! d'être punies.

Dégoûtée, je me laisse tomber sur un canapé, malgré les ressorts rouillés qui percent le rembourrage.                                                             — Si je comprends bien, je n'ai rien arrangé en offrant cet argent, dit Peeta. (Soudain, il frappe une lampe posée! en équilibre sur un vase et l'envoie se fracasser à l'autre bout de la pièce.) Il va falloir arrêter ça. Tout de suite ! Ce... ce petit jeu entre vous, ces cachotteries que vous faites, ces cachotteries que vous faites en me tenant à l'écart, comme si j'étais trop stupide ou trop faible pour affronter la situation.

— Ce n'est pas ça, Peeta...

— C’est exactement ça ! hurle-t-il. Moi aussi je dois penser à mes proches, Katniss. À mes parents, mes amis du district Douze, qui subiront le même sort que les tiens si on ne réussit pas à rectifier le tir. Après tout ce que nous avons traversé ensemble dans l'arène, je n'ai même pas droit à la vérité ?

— Tu es tellement bon au naturel, Peeta, intervient Haymitch. Tellement doué pour trouver les mots justes devant les caméras. Je ne voulais pas risquer de gâcher ça.

— Et bien, vous m'avez surestimé. Parce qu’aujourd’hui je me suis complètement planté. Selon vous, que va-t-il arriver aux familles de Rue et de Thresh ? Vous croyez qu'elles vont recevoir leur part de nos gains ? Que je leur ai assuré un bel avenir ? À mon avis, elles auront de la chance si elles sont encore en vie à la fin de la journée !

Peeta envoie valser autre chose, une statuette. Je ne l'ai jamais vu comme ça.

— Il a raison, Haymitch, dis-je. Nous avons eu tort de ne rien lui dire. Y compris au Capitole.

— Déjà dans l'arène, vous aviez une sorte de code pour vous comprendre, pas vrai ? demande Peeta. (Sa voix est trés calme à présent.) Et je n'étais jamais dans la confidence.                                                                                                                                 — Non. Enfin, rien d'officiel. Je devinais juste ce Haymitch attendait de moi en fonction de ce qu'il m'envoyait ou pas.

— Ah oui ? Moi, je n'ai pas eu cette chance, crache Peeta. Parce qu’il ne m'a jamais rien envoyé avant que tu me retrouves.                                                                                                              Je n'avais pas réfléchi à cela. À ce qu'avait pu penser Peeta en me voyant arriver dans l'arène avec de la pommade anti-brûlure et du pain frais, alors que lui, aux portes de la mort, n'avait rien reçu. Comme si Haymitch me main tenait en vie à ses dépens.

           Ecoute, mon garçon..., commence Haymitch.

          Ne vous fatiguez pas, Haymitch. Je sais que vous deviez choisir l'un d'entre nous. Et j'aurais voulu que sesoit-elle. Mais ici, c'est différent. Des gens sont morts là-dehors. Et d'autres victimes vont suivre, à moins que nous soyons excellents. Nous savons tous que je suis meilleur que Katniss devant les caméras. Je n'ai pas besoin qu'on me coache pour savoir ce que je vais dire. Par contre, j'ai besoin de savoir où je mets les pieds.

— À partir de maintenant, tu seras mis au courant de tout, promet Haymitch.                                                                                                               — Il y a intérêt, dit Peeta.

Et il nous plante là, sans même m'accorder un regard.

La poussière soulevée par son départ se redépose un peu partout. Dans mes cheveux, mes yeux, sur ma jolie broche dorée.

           C'est vrai que vous m'aviez choisie, Haymitch ?

           Oui, répond—il.

           Pourquoi ? Vous l'avez toujours préféré.

           Exact. Mais avant le changement de règles je ne pouvais espérer sauver que l'un ou l'autre. Et comme il semblait bien décidé à te protéger, je me suis dit qu'à nous trois nous réussirions Peut-être à te ramener entière.

— Oh !

— C'est le genre de choix auquel on est confrontés, tu vois ? Si nous sortons sains et saufs de cette affaire, dit Haymitch, tu auras l'occasion de t'en rendre compte par toi-même.                                                                                                   J’aurais au moins appris une chose aujourd'hui. Cet endroit n'est pas une version agrandie du district Douze. Notre palissade n'est pas gardée, et rarement sous tension. Nos Pacificateurs ne sont pas aimés mais ils sont moins brutaux. Notre condition engendre plus de fatigue que de colère. Ici, dans le Onze, la souffrance est plus aiguë et le désespoir plus profond. Le président Snow a raison. Il suffirait d'une étincelle pour mettre le feu aux poudres.

Les événements se succèdent trop vite pour moi. La mise en garde, les exécutions, l'impression d'avoir provoqué un cataclysme. Tout ça me dépasse. Encore, si j'avais volontairement donné un coup de pied dans la fourmilière, mais étant donné les circonstances... comment ai-je pu causer un tel désastre ?

— Viens. On va nous attendre pour le dîner, dit Haymitch.

Je reste sous la douche le plus longtemps possible, jusqu'à se qu'on vienne me demander d'en sortir. Mes préparateurs ne semblent pas au courant des incidents du jour. Ils sont tous excités à l'idée du banquet. Dans les districts, ils y figurent en bonne place, alors qu'au Capitole on ne les invite presque jamais à ce genre de festivités. Pendant qu'ils imaginent les plats qu'on va nous présenter, je revois sans cesse la tête du vieillard explosé sous l'impact. Je ne prête même pas attention à ce qu'ils me font. Ce n'est qu'au moment de partir que je me regarde dans le miroir. Une robe rose pastel sans bretelles descend jusqu'à mes escarpins. Mes cheveux ramenés en arrière me tombent sur la nuque en une cascade de bouclettes.

Cinna surgit dans mon dos pour me poser un châle gris scintillant sur les épaules. Il croise mon regard dans le miroir.

— Ça te plaît ?

—C'est magnifique. Comme toujours.

—Voyons ce que ça donne avec un sourire, m'encourage-t-il d'une voix douce, une manière pour lui de me rappeler que dans moins d'une minute je me retrouverai de nouveau sous le feu des caméras. (Je réussis à redresser les commissures de mes lèvres.) C'est mieux.

En retrouvant les autres pour descendre dîner, je remarque qu'Effie semble un peu agitée. Haymitch ne lui a tout de même pas raconté ce qui s'est passé sur la Grand-Place ? Je ne serais pas surprise que Cinna ou Portia soient au courant, mais, par une sorte d'accord tacite, nous tâchons de préserver Effie de ce genre de mauvaises nouvelles. Il ne lui faut pas longtemps pour nous parler de son problème, cependant.

Effie nous lit brièvement le programme de la soirée, puis le repose.

            Après cela, grâce au ciel, nous pourrons tous remonter à bord du train et filer loin d'ici, conclut-elle.

            Y aurait-il un souci, Efïie ? s'inquiète Cinna.

           Je n'aime pas la façon dont on nous traite. En nous fourrant dans des véhicules blindés, en nous interdisant d'estrade. Et puis, tout à l'heure, j'ai voulu visiter un peu l'hôtel de justice. Vous savez que je fais autorité en matière de conception architecturale.